Le titre banal ne présage pas de sa force. Les Émigrés est une pièce contemporaine au texte saturé d’esprit et défendue par deux comédiens aussi talentueux qu’attachants. Une pièce très drôle qu’il faut ne pas rater.
Nous sommes dans une cave d’un immeuble bourgeois. Deux matelas de fortune sur des palettes, une vieille table à repasser comme table à manger et un coin-cuisine derrière un paravent de récupération ; pour toute cuisine une vieille bouilloire et une conduite d’eau piratée sur la circulation des eaux de pluie. Deux indigents, deux émigrés, deux égarés vont traverser dans cette seule pièce et lors d’une seule soirée, soirée de réveillon la discussion de Shopenhauer sur la liberté et sur la volonté.
Mirza Halilovic est né à Sarajevo, il est diplômé de Sciences Po et de l’académie des arts dramatiques de Sarajevo, on la vu à la télévision et au cinéma en particulier dans le Film Le Concert de Radu Mihalainu. Grigori Manoukov est diplômé de l’école dramatique du Théâtre d’Art Académique de Moscou, on l’a vu dans plus d’une dizaine de spectacles: il travaille avec des metteurs en scène tels qu’Alain Barsacq, Agathe Alexis, Patrick Sommier, Henri Bornstein, Stéphane Fievet; pour la télévision et le cinéma. Il compte à son actif plus de vingt-cinq films avec des réalisateurs tels que Luc Besson, Régis Wargnier, Eric Rohmer, les frères Dardenne, Jan Kounen, Jacques Maillots, Philippe Lellouche.
Ces deux grands comédiens de formation héritée de l’art dramatique russe où le jeu est plus chorégraphique, où la langue plus musicale est faite de désynchronisations et de scansions, nous procurent un plaisir de théâtre rare, l’accent slave en prime.
La pièce s’appelle à tort « Les émigrés », car ce dont il s’agit dépasse très largement la question de l’émigration en l’ignorant même. Ces deux égarés, le cul entre deux chaises nous questionnent sur le difficile enracinement dans un terroir, dans une réalité sociale et/ou économique, nous interrogent sur l’incomplétude de la loi patriarcale et bourgeoise, sur la détresse et le découragement de l’individu devant l’autorité qui toujours domicilie en son sein une dictature en cela qu’elle impose à l’individu des modalités de bonheur décrétées irréfutables.
Nos deux vagabonds, un manuel et un intellectuel nous rappellent Vladimir et Estragon et s’ils n’attendent pas Godot c’est qu’ils cherchent par eux même à se définir, à connaître ce qu’ils sont et ce qu’est l’autre. À comprendre dans une relation amicale et agressive comment chacun s’essentialise alternativement comme complice ou comme ennemi de l’autre.
C’est simpliste donc absurde et poétique. Et c’est drôle. Le genre masculin se définit par son attirance pour les femmes, un père par l’épargne ou la protection des enfants, un homme n’est pas un chien qui n’est pas un chat. En final, la loi sera la liberté et la liberté sera la loi, car la volonté au sens de Schopenhauer de chacun réside dans le choix de son maître. Pas si simpliste donc.
La pièce philosophique ne nous laisse pas indemnes, car c’est du théâtre et qu’au théâtre, et ici plus qu’ailleurs, ces deux comédiens sont extraordinaires, les corps nous parlent. Le moment où le travailleur manuel sauve sa peau dans une identification à son père alcoolique est admirable.
Le façonnage des personnages par le phrasé et les corps où le pulsionnel et l’amour veulent être dissimulés, dans un décalage merveilleux cependant qu’impossible à tenir participe à notre plaisir du texte et du jeu.
De Slawomir Mrozek
Mise en scène : Imer Kutllovci
Assisté de Ridvan Mjaku
Avec Mirza Halilovic et Grigori Manoukov
du 3 sep 2019 au 28 sep 2019
Mardi Mercredi Jeudi Vendredi Samedi
à 19h
Durée : 1h30