Sur Rosmerholm: Les planqués du meurtre du père : Ceux qui échouent devant le succès.

 

1/ L’envie du maternel : origine du sentiment de culpabilité inconsciente

En 1916, dans l’après-coup de l’écriture de Deuil et Mélancolie où Freud tente d’analyser les sources de la culpabilité et de la dépression, il écrit Quelques Types de Caractères dégagés par le Travail Psychanalytique où il va tenter d’approfondir le rapport de l’homme à la culpabilité, auprès des « exceptions », de « ceux qui échouent du fait du succès » et des « criminels par conscience de culpabilité ».

Par le travail analytique, l’analyste tente d’accomplir le passage du principe de plaisir au principe de réalité par lequel l’homme mûr se distingue de l’enfant. Pour cela, bien plus que les nécessités de la vie, c’est par l’amour que le praticien tente d’amener son patient au renoncement nécessaire à «respecter les commandements de la nécessité» et à «s’épargner les punitions que leur vaudraient leurs transgressions ». Certains malades refusent, au prétexte qu’ils ont subi assez de souffrances et de privations, et qu’ils ne se soumettront plus à de nouvelles exigences de la nécessité. Ils se posent en « exceptions ». Pour tous ces malades, on observe une particularité commune, dans les destins « antérieurs » de leurs vies : une souffrance les avait touchés « dont ils se savaient innocents et qu’ils pouvaient estimer être une injustice, un préjudice fait à leurs personnes ». Freud fait également allusion au « comportement de peuples entiers au passé chargé de souffrances » et prend en exemple le « préjudice congénital qui affecte Richard III », « amputé de charmes corporels et floué d’attraits par la cachottière nature » qui devint scélérat et assassin de ne pouvoir connaître les distractions de l’amant.

Freud termine ce texte par « la prétention des femmes aux privilèges et à la libération de tant de contraintes dues à la vie » et la fait reposer sur le même fondement : « Les femmes se considèrent comme lésées dès l’enfance, raccourcies d’un morceau et tenues à l’écart sans qu’il en soit de leur faute, et l’amertume de tant de filles à l’égard de leurs mères prend finalement racine dans le reproche que celles-ci les a fait naître filles au lieu de les faire naître hommes. » Ce texte ne fait pas encore mention de la célèbre envie du pénis à l’origine, selon Freud, du ressentiment de tant de filles vis-à-vis de leurs mères.

Le terme « envier » y figure pourtant, faisant allusion à un ressentiment plus universel qui n’affecterait pas seulement la femme, mais tout humain. Dans toute la partie qui ne vise pas directement la femme mais la souffrance de tout humain, d’être né narcissiquement imparfait, la faute en est imputée à la providence, au patrimoine héréditaire, à la nourrice, à la nature. Ce n’est qu’à la toute fin du texte, lorsque Freud limite son propos à la supposée disgrâce affectant toute femme, qu’il ose enfin nommer la grande coupable et la haine envieuse qu’elle suscite d’avoir insuffisamment dispensé ses bienfaits : la mère.

2/ Ceux qui refusent la réalisation de leur désir

Poursuivons notre investigation du texte freudien et de son refus d’explorer, pour l’homme, le lien préœdipien à la mère dans la section suivante : ceux qui échouent devant le succès. En général, les êtres humains deviennent névrosés du fait d’une frustration, Freud va s’attacher dans ce texte à ce qui constitue à ses yeux l’énigme de ceux qui ne sauraient supporter l’accomplissement d’un désir « intimement fondé et longuement nourri ». Ils ne « supporteraient pas le bonheur ». Pour illustrer ce mystérieux destin clinique où Freud ne doute pas du « rapport causal » du succès et de l’entrée dans la maladie, il s’attache à l’observation d’une « femme déchue » refusant le mariage avec un artiste issu d’une famille bourgeoise. Une autre observation retrace le parcours d’un homme refusant de devenir le successeur de son maître. Dans ces différents cas « la maladie apparaît avec l’accomplissement du désir et en « anéantissent la jouissance ». Il n’est pas courant dans la terminologie freudienne de voir figurer les concepts de désir et de jouissance qui fondent la théorie de Lacan. La réalisation du désir montre dans ces cas le caractère illusoire de la quête de jouissance. L’accomplissement du désir devient, de fait, une castration. Pour Freud ce serait des « tendances justicières et punitives des forces de la conscience morale qui interdiraient à la personne de tirer enfin bénéfice d’une longue recherche de l’accomplissement d’un désir. »

Une lecture plus lacanienne nous inciterait à penser que Freud confond des situations différentes. Dans certains cas, le sujet choisit de fuir la réalisation de son désir pour éviter d’être confronté au manque, à l’insatisfaction structurelle et maintenir possible l’illusion d’une jouissance à venir, par peur de l’ « aphanisis ».

Dans d’autres cas, la réalisation de l’idéal du moi peut conduire à l’effondrement, comme dans le cas Schreber, par le meurtre du père imaginaire qui découle de cette réalisation, effondrement que le sujet serait en capacité d’anticiper et qu’il choisit d’éviter.

3/ Le couple, « une seule et unique individualité psychique »

Un personnage résiste, de son propre aveu, aux tentatives d’éclaircissement de Freud, c’est la Lady Macbeth de Shakespeare qui s’effondre après avoir atteint le succès et être devenue reine. Sans hésitations, ni combat intérieur, elle aide son époux ambitieux et veule à vaincre ses scrupules et à commettre le crime qui fait d’elle une reine. « On n’a plus rien, tout dépensé quand le désir est assouvi sans satisfaire » comme Lacan l’a remarquablement traduit, ce que dit le surmoi, l’instance de la conscience morale, c’est : « Jouis ! » La réalisation du désir jette Lady Macbeth entre les griffes d’un surmoi féroce. Freud semble donner peu de poids au fait que ce qui précède l’effondrement de Lady Macbeth, c’est la confusion qui s’empare de son époux qui déjà, avant le meurtre, avait été en proie à l’hallucination. L’effondrement de Lady Macbeth est consécutif à la culpabilité et à l’incapacité de son époux à assumer ses actes : « Ainsi se réalise en elle ce qu’il avait redouté dans l’angoisse de sa conscience : elle devient le remords après l’acte, il devient le défi, ils épuisent à eux deux les possibilités de réaction au crime, comme deux parties distinctes d’une seule et unique individualité psychique, copie peut-être d’un seul et unique modèle. » Freud, dans l’incapacité de régler le problème que lui pose ce personnage de Lady Macbeth se résout à citer une étude sur Shakespeare selon laquelle Shakespeare scinde fréquemment un caractère en deux personnages, qu’il s’agit de reconstituer en une unité pour surmonter le caractère incompréhensible de chacun pris individuellement.

Lady Macbeth ne serait donc pas un personnage autonome, mais le complément de Macbeth.

« Les germes d’angoisse qui commencent à poindre en Macbeth la nuit du meurtre parviennent à leur développement, non pas en lui, mais en sa femme. » Le motif de l’absence d’enfants, de la stérilité comme sanction du crime traverse également ce texte de Freud, sans qu’il s’y attarde davantage. Les sœurs fatales semblent punir de stérilité le couple Macbeth, stérilité qui les conduira au crime pour la faute d’avoir été un couple fantasmatiquement incestueux. Lady Macbeth positionnée psychiquement en mère de son époux dont elle entend faire une arme au service de sa toute-puissance, ne peut, à la fois, en obtenir un enfant. La fusion entre les époux Macbeth, le fantasme de reconstituer à deux une unité narcissique pleine ne laisse pas d’espace à un possible enfantement. Un homme, en l’occurrence Macbeth, qui fait de sa femme une mère, ne peut la rendre mère. Macbeth déverse en sa femme sa culpabilité : c’est ce point auquel Freud semble accorder peu de place.

Nous sommes en 1916, il a déjà douloureusement renoncé à sa Neurotica, théorie de la séduction, qui lui fait transformer la réalité d’une « mauvaise rencontre » traumatique au profit d’un fantasme de séduction. Il ne semble pas encore prêt à réintroduire dans son œuvre l’intersubjectivité et la « mauvaise rencontre » que peut constituer, pour une femme, un homme infantile et incapable d’assumer ses actes. Comme on peut attribuer à la mort du père de Freud, survenue le 23 octobre 1896, l’abandon de sa théorie de la séduction dans une célèbre lettre à Fließ le 21 septembre 1897, où il énonce son célèbre  Je ne crois plus à ma neurotica , il faudra attendre le décès de sa mère en 1931 pour qu’il ose aborder la part d’ambivalence qui affecte la relation d’un enfant de sexe mâle avec sa mère (Sigmund Freud, Sur la sexualité féminine, 1931.) Freud s’est toujours appuyé sur le pathologique pour en déduire la normalité, c’est ainsi qu’il a pu, à partir des perversions sexuelles, reconstituer le développement normal de la sexualité infantile. De la même manière, le rapport de haine qui, dans la pathologie de l’adulte, vise la mère ne peut que nous éclairer sur la part de haine que tout enfant, garçon ou fille, voue à sa mère et c’est cette haine inconsciente que l’homme va déverser sur celle dont il fera son épouse. Dans Pour introduire le narcissisme, Freud précise : L’individu, effectivement, mène une double existence en tant qu’il est à lui-même sa propre fin, et en tant que maillon d’une chaîne à laquelle il est assujetti contre sa volonté ou, du moins sans l’intervention de celle-ci. (…) La distinction des pulsions sexuelles et des pulsions du moi ne ferait que refléter cette double fonction de L’individu.  Si la fille a la possibilité, par la maternité, de rendre à la mère la vie qui lui a été donnée et d’atténuer ainsi sa culpabilité vis-à-vis de sa mère, le garçon, qui n’enfante pas de manière visible, reste redevable à vie, d’où l’extrême refoulement de l’ambivalence dans sa relation à la mère.

 

4/ « Va-t-il oser franchir la passerelle »

« Si en présence de la figure de lady Macbeth, nous n’avons pu répondre à la question de savoir pourquoi elle s’effondre, malade, après le succès, la chance nous sourira peut-être davantage avec la création d’un autre grand dramaturge qui se plaît à poursuivre, avec une rigueur inflexible, son travail de justification psychologique.» reconnait Freud. Ainsi, face à son incapacité à reconnaître en Lady Macbeth, le « porte-castration » de Macbeth, et à admettre qu’elle s’effondre de la lâcheté de son mari, incapable d’assumer son acte, Freud poursuit son investigation, avec les mêmes œillères, avec la pièce d’Ibsen.

La cécité freudienne par rapport à l’ambivalence de l’homme vis-à-vis de la mère et de la culpabilité inconsciente que ce sentiment génère est encore plus manifeste dans la dernière partie de la section où Freud fait une lecture psychanalytique de la pièce Rosmersholm de Ibsen. En effet, le lecteur ne peut être qu’extrêmement heurté par le fait que Freud, dans son analyse, occulte un motif qui revient constamment tout au long de la pièce et qui semble être la véritable cause du refus de Rebecca d’épouser Rosmer. C’est même l’objet du dernier échange entre Rebecca et Rosmer : la traversée de la passerelle, motif récurrent sur lequel s’ouvre et se ferme la pièce : « Va-t-il oser franchir la passerelle » et que Freud élude totalement.

Rappelons brièvement l’intrigue de Rosmersholm, la pièce d’Ibsen en question : Rébecca Gamvik a été élevée par le couple que formaient sa mère sage-femme, et le docteur West, son père adoptif, qu’elle veille jusqu’à sa mort après le décès de sa mère. Le docteur West lui transmet ses idées de libre-penseur et de contempteur de la morale chrétienne. Après la mort du docteur, elle rejoint le domaine de Rosmersholm où vivent le pasteur Johannes Rosmer et sa femme Beate, maladive et sans enfants « déjà considérée comme mélancolique et irresponsable ». Freud met l’accent sur le désir de Rébecca d’évincer la femme qui lui barre la route et sur sa responsabilité dans le suicide de celle-ci : elle met entre ses mains un livre de médecine dans lequel la procréation est présentée comme le but du mariage. Rébecca lui fait comprendre qu’elle va devoir quitter la maison « pour dissimuler les suites d’un commerce illicite avec Rosmer ». La pauvre femme se jette à l’eau de la passerelle d’un moulin afin de ne pas faire obstacle au bonheur de l’homme qu’elle aime. Rébecca et Rosmer vont demeurer seuls dans le domaine et poursuivre une amitié spirituelle pendant laquelle Rébecca tente de libérer Rosmer de ses illusions religieuses et de son attitude de devoir rigide vis-à-vis de l’existence. Il demande enfin à Rébecca de devenir sa deuxième femme.

 

Rébecca refuse et c’est ce refus que Freud qualifie d’échec devant le succès. Pour Freud, si sa conscience morale s’est éveillée, si, en elle, s’est opérée cette grande transformation, qui la fait passer de libre-penseuse, à un être pétri d’une culpabilité taraudante, c’est suite aux révélations du recteur Kroll, frère de la femme qu’elle a évincée, qui lui aurait révélé le secret de sa naissance. Le docteur West, avec lequel elle aurait eu des relations sexuelles après le décès de sa mère, n’était autre que son propre père, fille adoptive et maîtresse de cet homme, c’est son inceste qui l’empêche d’accepter de se marier avec Rosmer devenu libre. Freud souligne pourtant « que la conscience de culpabilité de Rébecca tire sa source du reproche d’inceste avant même que le recteur, avec une acuité analytique, lui en ait fait prendre conscience ». Cette culpabilité était déjà là, d’avoir vécu la même situation une première fois :  écarter la femme et mère pour prendre sa place auprès de l’homme et père .

Le travail psychanalytique, apprend que les forces morales par lesquelles nous devenons malades du fait du succès comme on le devient ordinairement du fait de la frustration, dépendent intimement, comme peut-être toute notre conscience de culpabilité, du complexe d’œdipe, du rapport au père et à la mère.

Freud, vingt ans plus tard décrivant dans sa lettre ouverte à Romain Rolland, sa première visite de l’Acropole d’Athènes rapproche le sentiment de ce qui est trop beau pour être vrai de la situation analysée dans le présent essai. Freud trouvait « trop beau pour être vrai » de se trouver lui, le petit bourgeois viennois, en ce lieu et ressentait une intense culpabilité vis-à-vis de son père : « Il faut admettre qu’un sentiment de culpabilité reste attaché à la satisfaction d’avoir si bien fait son chemin : il y a là depuis toujours quelque chose d’injuste et d’interdit. Cela s’explique par la critique de l’enfant à l’endroit de son père, par le mépris qui a remplacé l’ancienne surestimation infantile de sa personne. Tout se passe comme si le principal, dans le succès, était d’aller plus loin que le père, et comme s’il était toujours interdit que le père fût surpassé. A ces motivations générales s’ajoute dans notre cas un facteur particulier : c’est que les thèmes d’Athènes et de l’Acropole contiennent en eux-mêmes une allusion à la supériorité des fils. Notre père avait été négociant, il n’avait pas fait d’études secondaires, Athènes ne signifiait pas grand-chose pour lui. Ainsi, ce qui nous empêchait de jouir de notre voyage était un sentiment de piété. Maintenant vous ne vous étonnerez plus que le souvenir de cet incident sur l’Acropole revienne si souvent me hanter depuis que je suis vieux moi-même, que j’ai besoin d’indulgence et que je ne puis plus voyager. (Sigmund Freud, « Un trouble de mémoire sur l’Acropole », 1936.)

Il aura donc fallu 20 ans à Freud, et la mort de sa mère Amalia, pour reconnaître l’intense culpabilité des fils à l’égard de leur père, et il était sans doute pour lui trop tard pour réviser fondamentalement son interprétation de Rosmersholm et de Macbeth. Ceux qui échouent devant le succès sont des hommes incapables d’occuper des places plus avantageuses que leur père, qui ressentent que cette position de rejoindre leur idéal du Moi, pourrait les menacer d’effondrement, et font tout pour gâcher la réalisation de leur bonheur. En témoignent le cas Schreber qui justement s’effondre d’avoir atteint les plus hautes fonctions. En déversant sur la femme leurs propres sentiments de culpabilité, ils s’en affranchissent.

La pièce Rosmersholm s’ouvre et se ferme sur l’incapacité de Rosmer à traverser sereinement la passerelle d’où sa femme Beate s’est suicidée, ce qui n’échappe ni à Rébecca, ni à madame Helseth, la gouvernante du domaine, cette dernière ne manquant pas de souligner que le recteur Kroll, lui :  prend tout droit par la passerelle, lui, et pourtant c’était sa propre sœur .

Les interprétations de Freud sont la stricte reprise des calomnies de Kroll. Il considère comme la vérité ce qui sort de la bouche du recteur, pourtant clairement identifié comme un méchant homme. Les propos du recteur représentent une sorte d’externalisation de la mauvaise conscience de

 

Rosmer, une mise à nu de sa culpabilité, son incapacité à rompre avec les traditions et les illusions religieuses dans lesquelles il a baignées. C’est à nouveau la lâcheté de Rosmer qui fait sombrer Rébecca, comme avait déjà sombré sa première femme Beate, qu’il n’avait pas réussi à rendre mère. Rébecca n’échoue pas devant le succès, elle s’effondre devant l’échec de n’avoir pu produire en Rosmer la moindre transformation.

Il reste jusqu’au bout esclave de la tradition et de sa mauvaise conscience. Rosmer ne sera jamais père. Pour être père, il faut avoir dépassé en partie son complexe d’œdipe et le fantasme incestueux de faire un enfant à sa mère, ce dont Rosmer s’avère incapable. Esclave de la tradition, hanté par le fantôme d’une première épouse-mère, il n’a rien à offrir à Rébecca. C’est bien sa propre culpabilité qu’il déverse sur ses femmes, et c’est cette culpabilité qui rend les femmes malades. Tout homme, né d’une femme, devra enfanter avec une femme. Certains n’y arrivent pas.

Toute femme, née d’une femme, change d’objet et enfantera avec un homme, la menace incestueuse n’est pas aussi prégnante, sauf si un homme lui insuffle sa culpabilité et éveille en elle ses fantasmes d’avoir tué sa mère et couché avec son père. C’est à mon sens ce que nous expose Ibsen, éclairé par Shakespeare.

Comme Freud l’a indiqué, l’œdipe de la fille est un carrefour, carrefour que chaque rencontre avec un homme va la faire réemprunter. Une « mauvaise rencontre » avec un homme trop aux prises avec ses fantasmes incestueux, et la culpabilité qu’ils engendrent, peut à tout moment la faire basculer dans un délire mélancolique. Beate et Rébecca sont les deux victimes de la culpabilité inconsciente du pasteur Rosmer. Faut-il préciser que Freud est, lui-même, taraudé par le secret de sa naissance, premier fils d’une très jeune femme et d’un homme vieillissant ? (Marie Balmary, L’Homme aux statues. Paris, le 23 avril 2020) À plusieurs reprises Kroll, dont les enfants sont en train d’échapper à son emprise et d’épouser les idées progressistes qui émergent, va tout faire pour empêcher l’émancipation de Rosmer. « Renégat, Johannes Rosmer le renégat. » Rébecca demande à Rosmer de rompre avec son environnement. L’émancipation passe par là. Rosmer refuse et pense pouvoir faire accepter son changement d’idée par ses anciens amis.

Rébecca : Hé bien, parce que tu es désormais vulnérable – depuis ce qui s’est passé entre tes amis et toi  
Rosmer :   As-tu vraiment pu croire que Kroll ou un autre d’entre eux voudrait se venger? Qu’il serait capable de ? 

Rosmer, parfait homme d’honneur ignore la vengeance, s’en tient à sa propre culpabilité, et est incapable de soupçonner les manœuvres de Kroll et de son épouse. Sans compter la jalousie que Kroll éprouve pour Rosmer qui jouit de la présence séduisante de Rébecca. La libération de Rosmer et ses nouvelles idées progressistes, qui lui font désirer faire de tout être humain un aristocrate, sont détournées par Kroll en reniement et en volonté de rompre avec la foi de ses ancêtres.

À aucun moment Freud n’envisage que les propos de Kroll sont un faux témoignage, destiné à se venger d’avoir perdu son emprise sur son ami et sur ses enfants.
Kroll :  Ne m’interromps pas, ce que je veux te dire c’est que si cette vie commune avec mademoiselle West doit continuer, il est absolument nécessaire que tu étouffes le scandale de ton revirement, ce lamentable revirement auquel elle t’a entraîné. Laisse-moi parler ! Je dis que puisque le mal est fait, pense et crois, au nom du Ciel, ce que tu voudras – dans tous les domaines. Mais garde tes opinions pour toi. Après tout, c’est une affaire purement personnelle, il n’y a aucune nécessité à le crier sur les toits (…) Mais tu as un devoir envers les traditions de ta famille, Rosmer. Souviens-toi ! Rosmersholm a toujours été un foyer de discipline et d’ordre. L’incarnation du respect de l’ordre établi, et des valeurs défendues par l’élite de la société. Toute la région porte l’empreinte de Rosmersholm. Si le bruit se répand que tu as, toi, rompu avec ce que j’appellerais l’esprit des Rosmer, cela causerait un irrémédiable, un irréparable désordre.  

 

5/ Un père et passe ….

 

Ainsi, c’est en cédant à l’injonction d’hypocrisie demandée par Kroll que Rosmer demande Rébecca en mariage. Comment Rébecca, dont le projet est de faire sortir Rosmer de son système aliénant de fidélité absolue à ses ancêtres pourrait-elle accepter de se marier pour préserver cette dite fidélité ? Rébecca ne cède pas, n’échoue pas devant le succès, elle est juste piégée et mise en échec par la stratégie de Kroll et ses calomnies. La gazette régionale va également diffamer Rosmer en le traitant de déserteur, de judas, ayant commis « un attentat scandaleux à la mémoire de leurs respectables ancêtres » et qu’il aurait, en cela, « une influence pernicieuse » ; l’influence pernicieuse, c’est Rébecca qui se sait vulnérable d’ « avoir eu un passé ». Elle sait qu’elle va devenir la cible de tous les anciens amis de Rosmer qui vont s’abattre sur elle, et que les calomnies de Kroll sur sa naissance seront reprises dans la presse locale. Rosmer n’est pas assez courageux pour faire face à cette campagne de dénigrement qui se prépare, il ne sera pas en mesure de faire écran, de la protéger. Rébecca a, comme Beate, « la vision fugitive des chevaux blancs » ancêtres du domaine qui viennent veiller sur la pérennité des valeurs incarnées par le domaine. De cela, Freud ne parle pas non plus. Le symbole du cheval n’a pas attiré l’attention de Freud. Les Chevaux blancs qui galopent signent-ils le retour de l’angoisse de culpabilité ? Les chevaux emballés peuvent également représenter le déchainement pulsionnel dans les transports amoureux selon Karl Abraham (Karl Abraham, Sauvetage et meurtre du père dans les fantasmes névrotiques (1922), In Œuvres complètes, Payot, Paris). Rosmer, entre pulsions du moi et pulsions sexuelles, semble avoir fait son choix. A la toute fin de la pièce, Rébecca précise: Jusqu’à la passerelle, oui, tu ne t’aventures jamais jusqu’à la franchir
Rosmer : « Tu l’as remarqué ? »
Rébecca, d’une voix triste et brisée : Oui c’est cela qui a rendu mon amour sans espoir.

Rosmer n’aura pas été capable d’effectuer la traversée de la passerelle, la « passe » qui lui aurait permis de s’affranchir de ses ancêtres et Rébecca sait que le forcer à faire cette traversée qui dépasse les possibilités de son courage va convoquer les chevaux blancs de Rosmersholm. Rébecca et Rosmer se suicident à la toute fin de la pièce ce dont Freud ne parle pas non plus. Une femme ne peut tuer symboliquement le père de son conjoint à sa place, sans s’effondrer ou devenir folle.

Peut-être peut-on mettre au crédit de Freud que  ceux qui échouent devant le succès  sont Macbeth et Rosmer, du fait de leur impossible traversée oedipienne, et non leurs partenaires amoureuses ….

Magali Taïeb-Cohen. Paris, le 23 avril 2020

 

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