Amour Amère : l’inconscient exproprié

Amour Amère : l’inconscient exproprié[1] (dans la suite du bord plateau de la pièce Amour amère, nous avons reçu ce texte de Magali Taïeb-Cohen, psychanalyste)

« C’est pourquoi l’homme laissera son père et sa mère et il s’attachera à sa femme, et ils deviendront une seule chair. » Genèse 2:24

« L’homme, suivant la loi biblique, quittera père et mère et suivra son épouse. C’est alors que tendresse et sensualité se trouveront confondues. » Sigmund Freud[2]

Amour amère, pièce de 2005 de l’auteur américain Neil Labute, s’est jouée au Théâtre La Bruyère après avoir été présentée l’été 2021 au Festival d’Avignon. Pourquoi maintenant ? Quel prosélytisme se cache derrière cette exhumation ?

Pendant près d’une heure trente, seul en scène, un homme, Edouard, magistralement interprété par Jean-Pierre Bouvier, soliloque en fumant cigarettes sur cigarettes. Dans la pièce d’à côté, dont nous entendons les bruits de fond, se déroulent les obsèques de Marie-Jo, sa femme.

Que signifie cette « expérience révélatrice » en forme de long plaidoyer qu’Edouard adresse à son public entre confession, imprécations et ersatz de jugement dernier ? Que se reproche-t-il, dans une sorte de projection paranoïaque, en nous attribuant d’emblée ce jugement moral porté sur lui, ce regard réprobateur sur son couple ?

D’abord, il va nous faire le récit de son parcours d’enfant abandonné, trimballé de famille d’accueil en famille d’accueil, « tout seul et mal aimé… Ou plutôt pas aimé. »

Il va également nous dépeindre son parcours du combattant pour retrouver Marie-Jo, leur rencontre « une perle fine, arrivée par hasard sur cette planète… une larme, tombée des yeux du Christ du haut de sa croix… Cette déesse », « une vision de rêve s’était penchée sur moi… », presque comme une première expérience de satisfaction, hallucinatoire, un amour sans limite, une « irrésistible attirance physique… » pendant plus de trente ans.

Puis, sur le lit de mort de Marie-Jo, sera révélé le double secret de ce couple. Un couple qui se sera probablement menti toute leurs vies.

Le secret que Marie Jo dévoile au moment de sa mort, nous y avons accès par le récit que nous fait Édouard de son histoire. Marie Jo, fille-mère à 15 ans, violée par un oncle maternel, éloignée pendant sa grossesse par souci du qu’en-dira-t-on, contrainte à abandonner son enfant, n’aura reçu de soutien ni de la société qui couvre le crime de l’oncle maternel au nom de la respectabilité bourgeoise et fait des victimes, les sacrifiés : « Un salaud l’a violé et c’est elle qui a payé, c’était ça son crime abominable. Celui qu’elle avait gardé au fond de son cœur, pendant toutes ces années. ». Marie-Jo n’aura non plus nul soutien de sa mère : « c’était la faute de Marie Jo », « Comme on fait son lit, on se couche ».

« J’ai toujours su qu’elle cachait un secret derrière ses yeux d’or. » poursuit Edouard. Dans la version française, Edouard lui dit, après l’aveu de son secret, « Trois mots pour la rassurer ». Ce secret, on peut supposer qu’il nous est livré à la page suivante : « Ce secret c’était moi. »

Ce n’est qu’à la toute fin de la pièce, quasiment aux derniers mots, qu’Edouard nous révèle, la nature de leur relation : « Moi, j’avais consacré ma vie entière à la chercher et pendant toutes ces années jamais j’ai touché une femme. Jamais ! ».

Et les deux mots tombent, dans toute leur force : « Ma mère ».

L’effet de sidération est immense, car la pièce est construite pour nous rendre empathiques avec ce couple, admiratifs de leur amour, pour neutraliser en nous, en une habile manipulation, toute tentative de révolte par rapport à cet énoncé final. « Ou vous acceptez. Ou vous n’acceptez pas. » « Oui, j’ai toujours su qui elle était. »

L’amour, n’est-il pas la valeur suprême ? Surtout quand il s’agit de l’amour, « le vrai, l’amour le plus pur… ». De quel droit juger, de quelle position, par rapport à quelle loi ?

Il y aura, au cours de la pièce, un événement central, un accident de voiture qui va nous faire juges de l’absence de sens en ce monde qui est le nôtre.  Que vaut une civilisation qui tente, sans aucun résultat tangible, tant par le religieux que par la science, de mettre de l’ordre dans l’imprévisibilité du monde et qui laisse inentamés « l’immonde injustice du hasard », la question « pourquoi eux et pas moi ? » lorsque la mort survient ? Si Dieu n’existe pas, tout n’est-il pas permis ?

Nous pouvons dire, de manière presque assurée, que Marie-Jo ne savait pas ce qu’Édouard, lui, savait. « Mais, ce que je peux vous affirmer c’est que, oui… j’ai toujours su qui elle était.  Et, que, son regard “perdu sur l’horizon“ -c’est moi qui avais trouvé ça … C’était de moi qu’il parlait. »

Edouard et Marie-Jo feront fortune dans la location de vielles voitures, en réparant des épaves, des vieux tacots, « Wrecks » titre original de la pièce, en faisant en sorte qu’ils puissent à nouveau rouler. Edouard et Marie-Jo étaient, jusqu’à leur rencontre, également deux épaves qui se sont accrochées l’une à l’autre pour se réparer « comme un noyé à une épave, perdu en haute mer ».

Faudrait-il un inceste de pur amour pour recouvrir, « calfeutrer » un viol incestueux ?

« … Y’a autre chose que vous devez savoir… autre chose que vous devez comprendre… Tout ce que j’ai fait… Tout ce que votre morale va juger “monstrueux“… “anormal“, ou “sacrilège“… je l’assume. (…) Aimer ou être aimé ça échappe à toute morale humaine. Ça échappe à toute notion du bien et du mal. » est-il encore adressé au public qui se prend ces remontrances sans bien comprendre ce procès d’intention qui lui est fait.

Cette pièce, parfaitement dans l’air du temps et sa folie tente de faire vaciller en nous la solidité de cet interdit fondamental qu’est l’inceste.

Au sortir de la représentation, des personnes discutent. Marie-Jo savait-elle ? L’inconscient d’une mère est-il assuré de reconnaitre son enfant ? Il est aussi question d’adultes consentants. Ces arguments valent-ils quand il est question d’inceste ?

Dans son dernier roman[3], Christine Angot nous relate une discussion avec son ex-mari :

«          Dans quelle mesure on ne peut pas argumenter ?  Accepter ?

  • C’est interdit l’inceste, je te rappelle. C’est un tabou. C’est même l’interdit fondamental et universel. C’est comme ça dans le monde entier. Depuis la nuit des temps. Dans toutes les sociétés. Il faut aller chercher les Pharaons, 1300 ans avant JC pour trouver des exceptions, qui sont censées en plus être justifiées par leur statut quasi divin. Et aujourd’hui en France c’est un crime.
  • Oui, mais est-ce qu’on ne peut pas tout de même dans ces cas-là, quand ce sont deux adultes, argumenter ? Parce que la personne a consenti. »

Dans ce même roman, l’inceste est défini comme « déni de filiation », d’ailleurs, il n’y a pas une seule occurrence du mot « père » dans toute la pièce. Edouard et Marie-jo n’ont pas eu de fils.

Dans cette confusion très actuelle entre morale et éthique, où toute morale est considérée comme rétrograde, quand bien même il s’agit d’éthique, deux valeurs sont devenues suprêmes : le consentement et le non-jugement. « Et moi, je ne serai pas dans le jugement. Jamais. C’était ça moi ce que je me disais. » se justifie l’ex-mari de Christine Angot dans ce même roman.

Si cette civilisation ne vaut rien, arbitraire, injuste, pourquoi renoncer à la jouissance incestueuse ? « c’est que j’étais jamais rassasié de son corps. Jamais ! Sentir sa peau… la caresser des yeux… la respirer, la boire, entrer en elle… Être en elle… c’était comme chanter dans les chœurs à la grand-messe ! J’étais en transe et c’est de ça que nos deux filles sont issues… De cette extase. (…) Tellement, qu’il m’arrivait même d’en être effrayé. Elle aussi, d’ailleurs. »

Le programme est énoncé aux dernières lignes de la pièce : « Ni le plus petit insecte, ni le plus minuscule brin d’herbe, n’ont eu à souffrir de notre amour. Combien d’entre vous peuvent en dire autant ? »

Cet hymne à la loi naturelle, cette table rase de la Culture au profit de la Nature, n’est-ce pas un retour annoncé à la barbarie ?

Edouard transmet des secrets de famille et certainement de la folie aux générations futures.« Mais pas question que je le confie à ces deux fils. Ça, jamais ! Ni même à nos filles … Ils comprendraient pas … Ils seraient terrifiés …, ils diraient des horreurs et refuseraient de regarder la vérité en face. Pourquoi est ce qu’on est incapable de regarder la vérité en face ? »

Cette confusion des places, cette irreprésentabilité de la scène primitive, Edouard les transmettra à ses deux filles qui sont également ses demi-sœurs, comme il est petit-neveu de son père, gendre et neveu de sa grand-mère etc. La pensée s’embrouille. Ce « télescopage des générations » est un facteur décisif de prédisposition à la psychose. André Green, dans L’enfant de ça[4], développe ce « chevauchement des générations », « en particulier, comment se trouve viciée la représentation pensable de l’articulation entre l’alliance et la génération, représentation fondatrice d’une bonne différence pour le sujet humain sexué ». Il faudrait faire un « graphe familial », il n’y a pas de construction d’un arbre généalogique possible, pas de place pour une énonciation, pour une place de sujet.

Dans la pièce, il n’y a pas non plus la moindre occurrence du mot désir. Selon la théorie freudienne, fondée sur l’éthique du désir, de la division, du manque, l’objet est toujours perdu ce qui nous place dans une quête de retrouvailles toujours décevante, car nous n’avons toujours affaire qu’à un substitut de l’objet incestueux, ce qui relance le désir et les forces de vie. La rencontre effective de l’objet incestueux, la mort du désir est la définition même de la pulsion de mort. L’exogamie, la loi de l’échange est au fondement de la civilisation.

Avec cette confusion entre morale et éthique, cet hymne au retour à la loi naturelle, cette levée de l’interdit de l’inceste, cette pièce ne présage rien moins qu’une sortie de civilisation, pré Genèse, avec l’illusion de délivrer la civilisation de son malaise.

L’inceste est à la fois tabou et au cœur de toute relation comme fantasme. Refuser ce qui se présente comme nouveau paradigme, comme avenir de la civilisation fait-il de nous de « vieux dinosaures » comme il est dit dans les premiers mots de la pièce, des hypocrites refusant de « regarder la vérité en face », ce qu’Edouard qui lui sait, contrairement à Œdipe, se serait contenté de réaliser ?

Contrairement à ce qui est affirmé par l’auteur, le mal ne disparaitra pas avec la levée de l’interdit de l’inceste et de la culpabilité inconsciente concomitante, plantée au cœur de l’homme.

Délivrer la société du mal a été au cœur de toutes les utopies, dont l’abolition de la propriété privée. Freud, comme toujours visionnaire, nous alerte dans Malaise dans la culture[5] face à toute idée de lendemains qui chantent. Selon lui, le commandement « Aime ton prochain comme toi-même » est inapplicable. Cette injonction est d’ailleurs une énigme. Serait-ce de s’aimer soi-même ?

Il n’y a qu’une seule relation dénuée d’ambivalence affirme Freud, le sentiment d’une mère pour son enfant mâle.

Cette unique relation pré-ambivalente serait équivalente à celle de Eve, avec Caïn, d’avant le premier meurtre de l’humanité, d’avant que Caïn ne tue son frère Abel et, que dans l’après-coup, ne s’instituent le fils et le père, Adam (G 4,25).

Cain tuant Abel ». Peinture de Peter Paul Rubens (1577-1640), 1608-1609 Huile sur panneau 131,2 x 94,2 cm Courtauld Institute of Art Gallery Londres ©FineArtImages/Leemage

Cette relation archaïque, pré refoulement primaire ne s’exécute pas dans la sexualité génitale. Elle se veut empêchée par une impasse, celle d’une agressivité du fils qui ne doit se diriger vers la mère. Elle est antérieure à l’édification du père. Elle s’installe avant ce qui fonde la civilisation.

Freud termine, dans ce même texte : « Abolirait-on en outre ce dernier privilège en rendant la vie sexuelle entièrement libre, en supprimant donc la famille, cette cellule germinative de la civilisation, que rien ne laisserait prévoir quelles nouvelles voies la civilisation pourrait choisir pour son développement. Il faut, en tout cas, prévoir ceci : quelque voie qu’elle choisisse, le trait indestructible de la nature humaine l’y suivra toujours. »

Magali Taïeb-Cohen


[1] Mes remerciements à Samuel Béraud-Letz, psychanalyste à Tel Aviv pour la richesse de nos échanges.

[2] Sigmund Freud (1912), Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse, In La vie sexuelle, PUF, Paris.

[3] Christine Angot (2021), Le voyage dans L’est, Flammarion, Paris.

[4] Jean-Luc Bonnet et André Green, L’enfant de ça, Editions de Minuit, Paris.

[5] Sigmund Freud (1929), Malaise dans la culture, PUF, Paris.

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