Contributions

Popper, une traversée vers l’amour transnarcissique

Par Magali Taïeb-Cohen

Popper est une pièce écrite en 1976 par Hanokh Levin (1943-1999), dramaturge israélien de réputation internationale, ayant produit une cinquantaine de pièces au contenu existentiel ou politique, souvent très mal accueillies, voire en partie censurées. Popper est une pièce drôle, truffée de moments musicaux en une sorte de cabaret yiddish. Avec des airs de vaudeville et à la fois assez proche du théâtre de Gogol, cette pièce nous propose une réflexion profonde sur l’amour, le couple, ses impasses.

Le rideau s’ouvre sur une querelle qui va déstabiliser la supposée harmonie conjugale entre Shvartziska et son mari Shvartz. Elle vient de se curer le nez et son mari exige instamment d’embrasser le petit doigt dont elle vient de se servir, ce qu’elle refuse catégoriquement. Rien de Shvartziska ne doit échapper à Shvartz. Pour lui, ce quant-à-soi, ce brin d’altérité devient la preuve de la fin de leur amour. Désemparée, Shvartziska se confie à Popper, ami et voisin du couple, pour qu’il intervienne et les réconcilie. Mais le mal est fait, cette confidence ajoute au désespoir de Shvartz. Leur couple, jusqu’ici idéal, comporte désormais une « tâche », tâche qui va grandir, se transmettre telle un virus au point que Shvartz se mette à souhaiter la mort de Popper pour en stopper la propagation.

Popper, plus qu’un drame conjugal nous raconte la mise à l’épreuve d’un amour, un cheminement, une traversée. Shvartziska et Shvartz sont un couple modèle, bien sous tous rapports, cumulant tous les attributs du couple idéal, à l’image parfaite : elle est belle, il a la situation sociale qui convient jusqu’au moment où la machine s’enraye après deux ans de mariage, à partir de cet incident dérisoire qui va servir de point de départ pour que s’ouvre un véritable gouffre d’incompréhension entre eux.

Le plus souvent, amour et désir ne se superposent pas, ce qui est la grande douleur de l’homme et rend presque « impossible » la rencontre, ce que Freud a mis en formule pour le névrosé : « Là, où il aime, il ne désire pas et là où il désire, il ne peut aimer »[1].

Ce petit drame est peut-être un subterfuge pour masquer l’émoussement du désir qui menace. La trame est très proche de Belle du seigneur : l’histoire d’un couple fusionnel menacé d’asphyxie sans les vitamines du social. Shvartz convoque lui aussi la jalousie comme contre-poison et fait du pauvre Popper un bien piètre rival. Le regard envieux du disgracié Popper rassure ce couple de façade de sa supériorité. Shvartziska commence-t-elle à se sentir moins aimée au point de faire la coquette avec Popper ? Est-ce juste une pudeur, le refus de partager sa salle de bains à l’instar d’Ariane, l’héroïne de Belle du seigneur qui recourait à Mozart pour masquer les bruits tue-l’amour de la cohabitation conjugale ? 

Cette réflexion sur l’amour se fait par la mise en parallèle de deux couples car un autre couple va se constituer pendant la représentation. Popper va accueillir chez lui Kulpa. Deux parfaits inconnus vont s’unir, et apprendre à s’aimer en une sorte de mariage arrangé. Ils vont former un couple d’éclopés, de « larves », l’union de deux solitudes et de deux êtres éprouvés par la vie.

Kulpa a fait une « mauvaise rencontre », Lacan définit la « mauvaise rencontre » dans D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose, elle n’en est pas devenue folle, juste une fille perdue, une prostituée, une femme qui a « tourné la page derrière elle et raté le dernier train » selon le vœu de Popper pour qualifier la femme qu’il souhaite.

Entre Popper antihéros solitaire, célibataire et Kulpa, l’amour va naître puis grandir, joyeux, exubérant, endiablé.

Il sera détruit par le couple des voisins régressés au stade anal en un épisode de constipation désopilant : Madame ne supporte pas de ne plus recevoir les hommages de Popper, « débarrasse-moi de cette pute » lui dit-elle. Monsieur fera en sorte de s’acheter les charmes de Kulpa faisant jouer son pouvoir financier jusqu’à la contraindre à retourner à son ancienne condition et à quitter le nid qui l’avait abrité.

L’amour est antisocial. C’est parce que l’amour rate que la culture a pu s’édifier, parce que l’objet est toujours insatisfaisant par rapport à l’objet incestueux, par le Malaise dans la culture que cela introduit, que l’homme investit ce reste pour en faire des cathédrales, pour courir vers toujours plus d’argent.

Sauf que ce désir incestueux se traverse.

Popper est menacé de mort. Shvartziska va le materner, prendre de ses nouvelles, lui préparer du thé, des soupes.

« Tu vois ça, aussi vrai tu renonceras » répète à plusieurs reprises Shvartziska en lui exposant ses charmes, lorsque Shvartz menace trop violemment Popper, formulé comme un onzième commandement, un nouvel interdit, une condition du désir.

L’issue sera tragique pour Popper dont la fonction était de préserver ce couple « idéal » du manque, de l’ennui, de la constipation, d’entretenir leur sentiment de supériorité. Popper, à une lettre près, c’est le nom de cette drogue euphorisante, ce soutien à un désir en berne. Il est à la fois condition du désir et bouc émissaire lorsqu’il échoue dans sa fonction.

Même s’il disparait, Popper a créé la place pour un désir d’enfant entre ce couple d’amoureux fusionnel. Le récit biblique met souvent en lien la stérilité des couples et cet amour fusionnel narcissique qui ne laisse aucun espace pour la venue d’un nouvel être.

Sa disparition mettra un petit signe moins devant le phallus imaginaire. Ils seront désormais prêts pour un amour un peu tâché.

Lucien Israël, psychiatre à Strasbourg, mort en 1996, largement nourri par ses études talmudiques, psychanalyste et élève de Jacques Lacan, nous rappelle qu’il n’y a pas de définition à l’amour, c’est une abstraction, un concept et en tant que tel, on ne peut que le dépasser et l’approcher dans l’après-coup. L’amour est une fonction. Il y a une « fonction amour » qui consiste justement à sortir du cadre, en un dépassement des limites, des conventions.

« Il n’y a d’amour que si l’on assume le risque de perdre. » Le tiers est donc indispensable pour menacer l’hypothèse formée à deux. Ce n’est pas le tiers du vaudeville, c’est le tiers comme possibilité d’ouverture vers un ailleurs.

Shvartziska et Shvartz vivent jusqu’ici un amour fusionnel jusqu’à la similitude de leurs prénoms qui accentue encore l’effet de gémellité. Puis, Shvartziska refait joujou avec « son petit organe ».

Lucien Israël va tenter de définir un amour « où ne se confondent pas un amour comme support du narcissisme et un autre pris dans la dynamique du désir. »[2] L’amour narcissique, oublie l’autre dans ses différences et le miroir se fait plein, sans trouées. C’est la conjonction avec « notre image au miroir », une tentative de récupérer cette image, un amour qui vise à la fusion avec l’autre et donc « escamote la différence des sexes ». Il met en avant un paradoxe, être homme nécessite un cheminement, un dépassement « des insignes de la virilité ». Apparait une dialectique où d’un côté l’amour véritable « estompe la différence des sexes » mais où, par ailleurs, l’amour narcissique, fusionnel ne la connait tout simplement pas. D’un côté, une guerre des sexes qui s’apaise ; de l’autre, un combat qui n’a pas eu lieu, car il n’y a pas eu véritable rencontre, mais illusion, où deux images ont cru s’aimer alors que chacune n’aimait qu’elle-même.

« S’il fallait chercher un « parce que » à l’amour, il faudrait chercher dans les insuffisances, les manques, les faiblesses, les trous de l’autre dans lesquels on peut trouver sa place pour vivre ». L’amour transnarcissique se repère à ceci que le corps de l’autre n’inspire plus aucun dégout. Rien de ce qui est l’autre n’est honni. Là encore, il y a un mouvement dialectique : il n’y a jamais eu de dégout dans l’amour pervers, le dégout est levé dans l’amour transnarcissique. « C’est cet investissement par le désir du sujet qui rend l’autre désirable »[3] Dans la perversion, je désire l’autre parce qu’il est désirable, j’escamote la subjectivité ; tandis que dans l’amour, c’est parce que je suis désirant, que je rends l’autre désirable. « L’amour est toujours d’abord narcissique mais dans l’acceptation de cet autre incomplet existe la possibilité d’une création amoureuse à la mesure de chacun, création où il n’y a plus de modèle, où chacun a à créer sa propre voie. C’est néanmoins la mystification généralisée de l’amour, reprise par le mythe du couple, mythe nécessaire aussi bien à la religion qu’au capital, qui fait apparaître et rend nécessaire la perversion »[4].

Dans un texte de 1982, Lucien Israël tente de définir l’Œdipe biblique qui n’est pas l’Œdipe grec. C’est un interdit talmudique, l’interdit d’habiter en Egypte, non d’y voyager mais d’y résider. Comme si habiter en Egypte était une métaphore, métaphore d’un inceste. Sortir d’Egypte, serait l’impératif pour pouvoir accéder à ce que Lucien Israël appelle « l’amour transnarcissique ». Pourrait-il alors y avoir rapport sexuel ?

Albert Cohen, appelle cela « l’amour biblique ». « On l’avait mariée et elle avait docilement accepté. Et l’amour biblique était né, si différent de mes occidentales passions. Le saint amour de ma mère était né dans le mariage, avait crû avec la naissance du bébé que je fus, s’était épanoui dans l’alliance avec son cher mari contre la vie méchante. Il y a des passions tournoyantes et ensoleillées. Il n’y a pas de plus grand amour. »[5] dit-il à propos de sa mère. De même, il avoue une profonde antipathie pour l’amour passion dont il a mis en évidence l’impasse dans Belle du Seigneur[6].

Paris, le 18/10/2022      


[1] FREUD Sigmund (1912), Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse, In Contributions à la psychologie de la vie amoureuse, PUF, Paris

[2] FREYMANN Jean-Richard (1997), L’amour transnarcissique, In Psychanalyse et liberté Hommage à Lucien Israël, Arcanes, Strasbourg.

[3] ISRAEL Lucien (1974), La jouissance de l’hystérique, Arcanes, Strasbourg.

[4] ISRAEL Lucien (1974), La jouissance de l’hystérique, Arcanes, Strasbourg.

[5] COHEN Albert (1954), Le livre de ma mère, Gallimard, Paris.

[6] COHEN Albert (1968), Belle du seigneur, Gallimard, Paris.