POPPER de HANOKH LEVIN
Un point de vue par Aviva Cohen, psychanalyste (acavivaco579@gmail.com)
C’est un tel plaisir de voir une pièce de Hanokh Levin pour partager joyeusement sur la scène et dans la salle un drôle de voyage en Absurdie. Et c’est plus jubilatoire encore quand le texte est superbement servi par la Compagnie En Chair et en Notes, vive et multi-talentueuse que nous avons eu l’occasion de voir jouer au Théâtre de l’Opprimé.
Pour aller plus loin, on peut lire cette tragi-comédie sous l’angle de la notion de « mentalité de groupe »,( conceptualisée par W.Bion), qui se situe entre anthropologie et psychanalyse : l’être humain est un animal grégaire qui ne peut s’empêcher d’être membre d’un groupe véhiculant des « présupposés de base ». Le sujet soumis à la mentalité de groupe appartient au(x) groupe(s) dont il est issu et dont les traces sont intimement mêlées inconsciemment à sa pensée quotidienne. Ici les quatre protagonistes principaux liés par voisinage habitent le même immeuble, partagent une même vision du monde, la même culture, les mêmes croyances et les mêmes valeurs sociétales dont l’ultime serait le couple conjugal, idéalisé, sacralisé et définitivement « intouchable ». Or, c’est de là que démarre le scénario et c’est parce que Shvartziska s’est curé le nez, a fouillé sa narine de son petit doigt et qu’elle le refuse et se refuse ainsi toute entière à son époux éperdument amoureux, Shvartz, que le drame éclate et se déploie, dans une folle escalade contagieuse de quiproquos où sont entraînés les deux voisins du couple, Popper et Katz. Tout part donc d’un petit doigt, pour ne pas dire d’une crotte de nez… et c’est la confusion : chacun et chacune exprime des émotions passionnelles archaïques sans rapport avec la trivialité de la situation réelle et échappant à toute rationalité. Un fonctionnement relationnel intense s’instaure et s’emballe, généré par le groupe et relancé tour à tour par chacun des quatre personnages, aboutissant à une folie groupale qui épargne une cinquième, la dernière arrivée, Koulpa, une femme de petite vertu, sans conventions, rencontrée, ramassée plutôt ailleurs, sur un quai de gare, et étrangère au groupe initial.
La culture groupale à laquelle adhèrent le couple et leurs deux voisins, est constituée par des fantasmes tout-puissants et magiques, de pouvoir de vie et de mort de l’un (le mari légitimé par le lien conjugal) sur l’autre, Popper, qui n’est qu’un « célibataire médiocre » dont la vie ne mériterait pas d’être vécue et que seul le mariage serait susceptible de sauver de cette fatale malédiction : car on assiste là à une utilisation dévoyée du langage transformé en mode d’action. Shvartz profère un solennel et haineux « crève ! » à Popper et tout le monde y croit, Popper tombe réellement ( ?) malade et risque d’y passer. D’ailleurs du petit doigt au ventre en passant par la gorge le corps est puissamment convoqué dans cette pièce, corps érotique et corps malade : l’opiniâtre constipation qui affecte le couple central ne traduit-elle pas la résistance à l’irruption de l’impensable ? Refus de l’élément intrusif qui vient menacer l’équilibre conjugal et de fil en aiguille le système tout entier, celui qui tient l’ « ensemble » : « on ne fait pas, on ne lâche rien ! »
La pièce, menée tambour battant, est constituée de trente-trois courts moments dont la très simple mise en scène (une porte fortement battante elle aussi) fait la démonstration de ce mécanisme de défense primitif décrit par Wilfried Ruprecht Bion qui est celui de l’alternance attaque/fuite.
Le tout pondéré par l’humour irrésistible et impitoyable de Hanokh Levin.
Force du texte, de sa mise en espace et du jeu de la compagnie !
Bravo ! Du beau et bon théâtre !
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