Théorème. Je me sens un coeur à aimer la terre d’Amine Adjina

Photographie d’une famille bourgeoise du XXIe siècle, une pièce originale écrite par Amine Adjina croise le mythe du visiteur perturbateur chez Pasolini avec celui de Dom Juan.

Des multiples souffrances

La scénographie de Cécile Trémolières est une réussite de beauté ; elle construit avec brio un enchâssement de l’intime et du collectif. Une maison cossue, perchée sur la roche, au-dessus de la mer, comme chaque été, la grand-mère, veuve régnant sur la famille, reçoit son fils, sa belle-fille et ses enfants. Cette année-là, la canicule pèse. La santé de la matriarche se délite chaque jour un peu plus. Nour lui prodigue soins et attention, reprenant la charge d’auxiliaire de vie qu’occupait sa mère, absente pour une maladie qu’on ignore. Le père et la mère se disputent?; lui préoccupé par les affaires de son entreprise et par son pays qu’il juge déliquescent, elle (Coraly Zahonero est formidable en tragédienne) engoncée dans son rôle d’épouse et de mère passée à côté de sa vie. Leurs enfants nourrissent des velléités artistiques : le fils se rêve vidéaste, réalisant des expositions de portraits vidéos, la fille se voit déjà comédienne et chanteuse, travaillant le rôle d’Elvire dans Dom Juan. Un garçon sans nom que la grand- mère a rencontré sur la plage pénètre dans cette famille et toutes et tous tombent sous le charme envoutant de cet inconnu au cœur à aimer la terre entière. Dans cette maison où chacun s’épie et se compare, la tension monte.

La tension est palpable à chaque mot prononcé, à chaque silence gardé. Derrière cette tension, il y a la souffrance, une souffrance que chacun tait en lui. La troupe est brillante à rendre compte de cette souffrance muette. Coraly Zahonero, à l’art abouti, restitue cette mascarade sociale qui menace de se briser à chaque instant. Alexandre Pavloff incarne magnifiquement la douleur d’une déréliction qui se dissimule sous les privilèges. Quant à Danièle Lebrun, elle est, comme toujours, impressionnante.

Une souffrance du 21e siècle

On s’interroge avec malaise sur les indications de distribution où les possédants sont blancs et les valets noirs. Au-delà, comme une ultime souffrance, l’auteur pousse une pensée faite de victimisation et d’imprécation dans un acte surement politique d’exportation de son traumatisme. Selon lui, le père seul accède à la culpabilité, et ploie sous la vertueuse autocritique ; il hurle à la fin de la pièce qu’il est un homme sale. À un autre moment, il est annoncé sur un écran géant que l’extrême droite a gagné les élections, comme un procès d’intention fait au public, électeurs qui financent le spectacle. Haine de soi, haine de l’autre, haine de soi projetée sur l’autre, la pulsion de mort s’épuise à vouloir créer. Amine Adjina, tout en puisant allègrement dans les trésors de la culture, de Mozart à Molière, se situe hors : il veut croire qu’une sexualité pleinement satisfaisante, c’est-à-dire sans limitations, a-culturée engendrerait du génie. Il neutralise le père et avec lui sa fonction : pacifier le rapport d’altérité, introduire de la différence sans hiérarchie, faire de chacun de nous des égaux et en même temps des différents. Nous serions ainsi condamnés à un monde de doubles, et aux mères dévorantes. Et nous devrions nous mettre à l’abri du manque, bébé nourri, subventionné par l’autre. Au final, le propos ne prône rien moins qu’un retour à un matriarcat archaïque et sans issu, sauf à tous devenir des oiseaux migrateurs chantant après l’amour, à l’abri du froid, à l’abri de la faim. Et surtout, à condition que partout dans le reste du monde s’ouvrent les portes des maisons familiales avec la même qualité d’accueil et de liberté, de mouvement et de mœurs.

Subsiste un joli spectacle, magistralement interprété, un agréable théâtre infantile, genré, clanique, standardisé qui se voulait transgressif.   

 

Théorème. Je me sens un cœur à aimer la terre
d’Amine Adjina, d’après Pier Paolo Pasolini
Mise en scène Amine Adjina et Émilie Prévosteau

Crédit photo © Vincent Pontet

Laisser un commentaire