

Merci à tous ceux qui se sont déplacés pour venir voir Merteuil puis participer au débat. Merci à l’équipe du Lucernaire. Merci et bravo encore à Marjorie Franz et Chloé Berthier qui ont su après la merveilleuse représentation contribuer à la discussion et résister au jargon des lacaniens!

Je vous poste ici le texte d’Aviva:
Trois dates : 1783 (parution du roman épistolaire : Les liaisons dangereuses) 1798 (15 ans plus tard) et 2023, aujourd’hui (225 ans plus tard)
Il s’agit là d’une histoire de séduction qui fait retour. Ce genre d’affaire nourrit notre actualité au quotidien depuis quelque temps. Le texte brillant de Marjorie Franz nous séduit par la pertinence de son propos, aujourd’hui, dans nos années METOO, et par l’élégance et la beauté de sa langue !
Nous assistons au face à face, au règlement de comptes, 15 ans après les faits, de deux protagonistes du drame : d’un côté la Marquise de Merteuil, fanée, ruinée (elle porte une robe faite de toile de matelas) et solitaire, de l’autre, Cécile, la trentaine épanouie, femme heureuse et mère triomphante… Merteuil, répondant à une mystérieuse invitation, découvre, dépitée et décontenancée, que ce n’est pas un homme qui l’attend (« votre maître », dit-elle au valet qui l’accueille) mais qu’elle est en fait convoquée par une inconnue qui se joue d’elle, la piège, pour finir par se démasquer, l’accuser de l’infamie de ses manigances passées et la sommer surtout de renoncer à son projet à venir, la publication des mémoires de Valmont, Valmont, ou son fantôme, omniprésent dans le discours et en arrière-plan dans la tête de chacune tout au long de leur « duel ».
Cette querelle qui vire à l’affrontement et au pugilat dans un huis-clos étouffant, un ring où elles se cherchent et se tournent autour, s’achève par la défaite de de Merteuil par K.O. C’est son chant du cygne : d’abord déstabilisée, elle finit par s’effondrer.
Ces deux femmes campent deux générations : Merteuil pourrait être la mère de Cécile : l’une et l’autre l’ont abusée, chacune à sa façon. Cécile, tient le discours de la modernité où l’on retrouve des échos familiers à nos oreilles…Merteuil se défend en développant une thèse inaudible ! Elles s’écharpent avec une grande violence verbale, truffée d’humour caustique, au sujet de deux visions antagonistes du féminin, de la condition féminine et du féminisme…
Cécile de VOLANGES, dénonce 15 ans après les faits l’instigatrice et la complice du viol dont elle estime avoir été la victime, terme que l’autre conteste. Dans une formulation très reprise à notre époque, elle affirme que « céder n’est pas consentir », et traite Valmont d’ « ordure charismatique ». Elle accuse Merteuil de cruauté, de sadisme, et de malhonnêteté, avant de la traiter de bourreau perverse !
On peut penser que Cécile en s’adressant à Merteuil ne la dissocie pas de Valmont, son alter ego, comme une fille victime d’inceste pourrait s’adresser à une mère complice du père : elle accuse un couple parental abuseur, ce qui correspond bien à ce qu’elle a vécu.
MERTEUIL de son côté a résolu la question et construit une théorie fallacieuse, écornée dit Cécile : pourquoi subir son sexe, le deuxième, dont elle méprise la faiblesse et la vulnérabilité, au lieu d’en faire un atout, pour en jouir et en jouer comme d’une arme ? C’est le choix qu’elle a fait : la libération par le sexe ! Par cet argument Merteuil développe une thèse qui justifie et défend le libertinage ! Au passage, elle se moque et attaque la féministe rêveuse Olympe de Gouges, leur contemporaine, avec son « pastiche des droits de l’homme ». (1791)
Elle affirme que les femmes souffrent d’un interdit de penser et de « connaître » (au sens biblique du terme) et que leur émancipation ne passe que par l’éducation au plaisir et par son l’apprentissage. Il faut donc sortir les pucelles blondes de l’ennuyeuse broderie et de l’ignorance vertueuse par cette initiation Et tant pis s’il faut en passer par le viol, qui est, hélas ! le lot de toutes les femmes. Alors, plutôt choisir la désobéissance aux conventions en vigueur, la transgression et la cruauté. Cécile aurait même une dette à son égard et devrait la remercier pour les services rendus : «je vous ai ouvert l’esprit en vous apprenant que vous aviez un corps ! »
Face à l’orgueil, la ruse, la voracité, l’emprise de Merteuil, Cécile incarnerait la soumission, l’innocence et la beauté (éphémère), ce que souligne le champ sémantique emprunté au monde animal : le loup, le renard, le coq, l’araignée du côté du prédateur, la chèvre et le papillon du côté de la proie. On attendait le porc aussi et peut-être l’oie blanche ! (on pense à La Fontaine qui est cité).
Intéressant d’entendre dans la bouche de Merteuil la genèse de son cheminement : délaissée par son amant, elle renonce à l’amour et, plutôt que de se tuer par dépit et de désespoir, elle dénie sa souffrance et, sur le socle de son amertume, elle prend le parti de tuer symboliquement et par procuration des rivales potentielles, plus jeunes et plus appétissantes. Elle s’identifie narcissiquement aux proies qu’elle désigne à Valmont en même temps qu’elle s’identifie inconsciemment à leur agresseur.
On peut se demander QUI de l’homme ou de la femme (en elle aussi) Merteuil hait le plus ! Cécile : « A l’impiété et à la perfidie, vous ajoutez la misandrie. Je ne vous envie pas ». À ce propos, on peut avancer le développement suivant :
Manipulatrice au service de l’insatiabilité de son homme, Merteuil fait alliance avec sa partie virile. Elle joue avec sa bisexualité psychique, écrasant en elle cette femme qui ne peut être, pour elle, que victime de l’homme et des codes sociaux, pour choisir de devenir complice du « sexe fort ». Elle adhère au mythe de la virilité au point qu’elle semble ne porter la féminité que comme un masque qui cache sa rivalité et sa haine des hommes. C’est « La féminité frauduleuse », mécanisme que la psychanalyste anglaise Joan Rivière décrit en 1929 dans un texte qui a été abondamment commenté par la suite et intitulé : « La féminité comme mascarade ».
Notons que, c’est par l’enfant que Valmont lui a fait doublement dans le dos que Merteuil avoue sa défaite et la fin de ses illusions omnipotentes : « Je dois reconnaître que l’élève a dépassé la maîtresse ! »
Faut-il y voir l’accomplissement de la femme par la maternité où l’enfant réel supplante la supposée envie du pénis que, en l’occurrence et rapidement sans doute, on pourrait attribuer à La Merteuil. Valmont a fait le cadeau d’un enfant à Cécile mais à elle il n’a laissé que la maladie honteuse, dont elle cache les traces sous ses chiffons !
Enfin : Que pouvait donc savoir Cécile de Volanges de la correspondance (confidentielle et même secrète) échangée entre Merteuil et Valmont ? Probablement rien ! Ce manuscrit que Merteuil voudrait faire éditer rendrait publique l’ignominie dont Cécile a été la victime par le passé et menacerait l’avenir de sa vie de femme et de mère rangée qu’elle est devenue aujourd’hui.
Est-ce le happy end d’une sale histoire, à l’instar de tous les contes de fées où la sorcière maléfique sort vaincue de ses manœuvres de destruction de la jeune et belle et pure princesse ? Avec en bonus peut-être l’éloge de l’amour conjugal et la réparation par la maternité … ? Cécile de Volanges et le chevalier Danceny se marièrent et eurent peut-être beaucoup d’autres enfants…
Que nous dirait sous-titre ambigu de la pièce : L’honneur du vicomte. S’agit-il deréhabiliter la mémoire de Valmont ? Son fils, ignorant et « protégé » par sa mère du secret de sa préhistoire, va-t-il laver à son insu le déshonneur de son géniteur ?
Aviva COHEN.