Cécile de Volanges quinze ans après : L’au-delà du roc du complexe de castration au féminin

Merteuil ou l’honneur du Vicomte, pièce de Marjorie Frantz au Lucernaire (15 Avril 2023)

Par Magali Taïeb-Cohen

« Je croirais rendre un vrai service à ma fille, en lui offrant ce livre le jour de son mariage. » dit une bonne mère, dotée de bon esprit, à Choderlos de Laclos pour lui témoigner de l’utilité de publier son manuscrit des Liaisons dangereuses. Près de 250 ans après la parution, en 1782, du célèbre roman épistolaire, Marjorie Frantz en imagine une suite et nous propose une pièce aux dialogues ciselés qui résonne étrangement comme une sorte de bilan du féminisme, post Metoo et Balance ton porc.

Quinze ans après la mort du Vicomte de Valmont, Cécile de Volanges, devenue depuis Cécile de Gercourt, convoque, dans un relais de chasse picard, Madame de Merteuil, pour réévoquer sa défloration par Valmont, fomentée par Madame de Merteuil pour se venger de son amant de l’époque, le vieux barbon vantard Gercourt. Cécile, désormais veuve, est à la veille de se remarier enfin avec le Chevalier Danceny, « [son] amour de jeune fille. Le tout premier, le plus beau, le plus pur. » La Merteuil s’apprête à faire publier une biographie de Valmont, écrite par nostalgie, pour maintenir vivant son commerce avec son complice en intrigues.

Pendant plus d’une heure, elles vont tenter de régler leurs comptes avec chacun des protagonistes des Liaisons dangereuses. La Merteuil en sort comme réhabilitée. Elle n’est plus cette figure perverse, à l’insatiable appétit de pouvoir, quasi maléfique, mais une femme luttant âprement pour gagner sa liberté, au sein d’une société profondément oppressive pour l’égalité de droits et de mœurs entre les hommes et les femmes.

Nous sommes à l’époque de la Révolution française et de la déclaration des droits de l’homme, dont il est bon de rappeler que les femmes ont été exclues. Olympe de Gouges, militante anti-esclavage et du droit des femmes sera guillotinée en 1793. « Et ce n’est pas son pastiche des droits de l’homme qui fera avancer notre cause avant longtemps, croyez-moi. » affirme La Merteuil dans la pièce.

Parallèlement à l’écriture de son célèbre roman épistolaire, Choderlos de Laclos participe à un concours et rend sa copie à propos De l’éducation des femmes. En une conception toute rousseauiste, ces deux femmes seraient à renvoyer dos à dos, dévoyées de leur destin originel par une société et des hommes qui ne peuvent que les pervertir et il encourage les femmes à sortir de leur esclavage éducatif pour que l’amour soit possible entre les sexes.

Selon Simone de Beauvoir dans Le Deuxième sexe, écrit en 1949, seule la célibataire accédait à une forme de liberté ; pour Choderlos de Laclos, qui nous rappelle la condition féminine de l’époque, incarnée par Cécile de Volanges et ardemment refusée par La Merteuil, en particulier dans la lettre 81 des Liaisons, seule la veuve pouvait accéder à une certaine liberté de mœurs, statut qui « lui permettait de butiner discrètement de caprice en caprice ». Auparavant, elle se voyait imposer une virginité prénuptiale, était interdite d’accès à la connaissance, au désir, au plaisir du corps, ne pouvait montrer d’appétit, subissait un mariage arrangé, et parfois même le viol.

Cette pièce met en exergue le caractère intemporel du propos des Liaisons dangereuses. Il y est question d’abus, de consentement : « Mais ne sommes-nous pas toutes violées, finalement ?! Que ce soit par coquetterie, par éducation, par ignorance, ne sommes-nous pas

toutes violées ?! Puisque consentir, savourer même, nous rabaisse à l’état de catin ! Quelle autre option s’offre à nous ? » questionne Madame de Merteuil.

Cécile de Volanges et La Merteuil incarnent deux destins de femmes que nous nous surprenons à opposer ; nous choisissons notre camp avec une sorte de jugement moral plaqué sur l’une ou l’autre. Le mérite de cette pièce est de nous montrer à quel point, malgré toutes les avancées et acquis dans l’égalité de droits entre les hommes et les femmes en France, il y aurait une part d’irréductible, comme une dissymétrie irréductible, contre laquelle les jeunes femmes viennent aujourd’hui à se heurter. Cette pièce nous propose un duel entre ces deux femmes, une double vengeance. De quoi se vengent ces deux femmes ? De qui les protagonistes des Liaisons dangereuses sont-ils les substituts ?

Ces deux femmes, représentatives de deux positions vis-à-vis de la féminité, nous laissent supposer que le masochisme féminin pourrait ne pas dépendre des organisations sociales comme s’en interrogeait Freud dans sa 33e nouvelles conférences d’Introduction à la psychanalyse, La féminité. Dans ses dernières élaborations sur la féminité, Freud met l’accent sur l’« attachement préœdipien de la fille à sa mère et la fréquence de sa transformation en haine lorsque s’organise le penisneid (pendant féminin du complexe de castration masculin).

Face à l’« énigme de la femme », Freud conclut : « Si vous voulez en savoir plus sur la féminité, interrogez vos propres expériences de la vie, ou adressez-vous aux poètes, ou bien attendez que la science puisse vous donner des renseignements plus approfondis et plus cohérents ».

Une réédition de 20161 regroupant les principaux articles de Freud consacrés à la féminité « père-siffle » particulièrement dans sa préface, au nom de la théorie du genre, le père de la psychanalyse sur son phallocentrisme et sa théorie de la sexualité féminine axée autour de l’envie du pénis. Un passage semble particulièrement « gold » à cette auteure, celui dans lequel Freud attribue la découverte de l’art du tissage aux femmes, art destiné à dissimiler leur absence de pénis, comme la nature le fait avec les poils pubiens. La pièce de 2023, reprend comme un leitmotiv, l’art de la broderie auquel la société contraint les femmes.

Freud aurait-il raison ? Tant le texte de Laclos de 1782 que celui de cette pièce de 2023, viennent comme confirmer ses élaborations et celles de ses disciples. Freud et la théorie psychanalytique, souvent qualifiés de misogynes, de dépassés seraient donc bien intemporels et plongés au cœur de l’inconscient féminin ?

1/ Cécile de Volanges : Purger le « venin de la pucelle » sur un substitut de la mère archaïque

Cécile de Volanges, du fait des intrigues de Merteuil, a été déflorée par Valmont. Quelques mois avant leurs retrouvailles quinze après, elle a perdu sa mère. Elle vient purger sa rancœur visant la mère préœdipienne dont hérite le défloreur et être enfin prête, dans son second mariage, avec Danceny à l’amour tant mérité.

Freud dans Le tabou de la virginité (1918) met l’accent sur les motions de vengeance visant leurs défloreurs pour les jeunes filles « Elles ne peuvent s’en libérer parce qu’elles n’ont pas perpétré sur lui leur vengeance. »

 

La virginité est qualifiée par La Merteuil de « cadeau bien trop délicat offert à un coq satisfait de lui-même. »
Freud poursuit : « Je pense que tout observateur doit être frappé par le fait que dans un nombre considérable de cas, la femme reste frigide dans son premier mariage et s’y sent malheureuse, tandis qu’après la rupture de celui-ci, elle devient pour son second mari une épouse heureuse et tendre. La réaction archaïque s’est en quelque sorte épuisée sur le premier objet. » Et il cite une pièce intitulée Le venin de la pucelle, « les charmeurs de serpents laissent d’abord les serpents venimeux mordre dans un mouchoir pour pouvoir ensuite les manipuler sans danger. »

Cécile de Volanges est qualifiée par La Merteuil de « Charmante petite vipère ».

Cécile n’assume pas le plaisir qu’elle aurait pris dans les bras de Valmont, elle vole l’ange, refuse de quitter son statut de victime, voue Valmont et La Merteuil aux flames de l’enfer, des êtres maléfiques et entend garder la position angélique, virginale et ainsi espère retrouver la pureté illusoire de son premier amour.

Grâce à ses aventures avec Valmont/Merteuil, elle a pu « transformer[ses] malheurs afin de connaître enfin la joie d’aimer et d’être aimée en retour comme [elle le méritait]. »

2/ La Merteuil-Valmont : quand la guerre des sexes fait rage, se venger du père qui n’a pas donné le phallus, ni l’enfant cadeau

Madame de Merteuil n’a pas obtenu de son amant Gercourt qui lui a préféré Cécile – « seule une pucelle blonde serait digne de porter sa descendance » – la compensation qui lui aurait permis de sortir de sa fixation phallique, de son complexe de masculinité. Elle n’a pas eu, comme Cécile de Volanges, d’enfant cadeau. « Se pourrait-il que le vicomte de Valmont ne se soit pas vanté du cadeau qu’il m’a fait lors de nos nuits dans le pavillon de campagne ? » demande Cécile de Volanges dans la pièce de 2023.

Karl Abraham dans son article de 1921 Manifestation du complexe de castration chez la femme : « L’analyse profonde révèle l’intrication étroite des fantasmes de revanche avec tous les événements antérieurs, qu’ils soient imaginaires ou réels, qui ont pu agir comme une castration. », représailles qui visent le père à travers son substitut et « au lieu d’une attitude d’amour à but génital, nous trouvons une attitude sadique, hostile, possessive, émanant de motivations anales. » Toute femme ressent une perte de sa « valeur sexuelle », simplement parce que le gain obtenu par l’homme réactualise la dissymétrie entre les sexes. Il mentionne deux clauses permettant aux femmes de se réconcilier avec leur féminité, la « possibilité d’une reconnaissance de l’homme » : être la plus belle de toutes les femmes ; « que ce soit l’homme le plus viril, le plus grand, le plus important qui survienne et la désire. Il nous est facile d’identifier sous cet aspect l’aspiration infantile à s’approprier le père. ».

Le choix d’objet, narcissique, de La Merteuil se porte sur une « ordure charismatique ». La Merteuil se veut exceptionnelle, différente des autres femmes, unique. Elle est à la fois « misandre » et misogyne. Il est difficile de décider si Merteuil tente de détruire les autres femmes par la main de son amant pour affirmer sa supériorité vis-à-vis d’elles ou si, comme elle l’affirme, elle est une initiatrice au service de leur émancipation. « Valmont est le seul homme qui ait respecté mon intelligence. » dit-elle.

« Née pour venger mon sexe et maîtriser le vôtre » dit La Merteuil dans la fameuse lettre 81 adressée à Valmont, elle n’a jamais pu accéder à la fierté de son sexe.
Dans son ouvrage Le refus du féminin Jacqueline Schaeffer a mis au jour l’impasse subjective de toute femme, le conflit psychique entre « les tendances masculines » et les « tendances féminines passives » toujours présentes. La femme veut deux choses antagonistes. « Son moi déteste, hait la défaite, mais son sexe la demande, et plus encore, l’exige. »2 Sauf à renoncer à la pénétration, comme cela émerge au sein des jeunes générations.

Selon une des plus célèbres formules des Liaisons, La Merteuil fait l’aveu de son refus de la perte : « Pour vous autres les hommes, les défaites ne sont que des succès de moins. Dans cette partie si inégale, notre fortune est de ne pas perdre et votre malheur de ne pas gagner. ».

Françoise Dolto dans Sexualité féminine(3) dit pourtant le contraire, la castration réelle reste une menace pour l’homme tout au long de sa vie. La zone érogène de l’homme est exposée à tous et il risque beaucoup. « Les filles sont tranquilles, c’est terminé. Il n’y a plus rien à couper. » Pour devenir génitalement mûre, il lui faudra un homme qui l’aime (…) Pour ma part, je trouve qu’au jeu des sorts narcissiques, elle est la mieux pourvue. »

3/ Le triomphe de Cécile de Volanges : « Le coup d’épée dans l’eau » du duo Valmont Merteuil

Dans Les Liaisons, Madame de Tourvel a réussi à « atteindre le coin resté vivant en cette âme desséchée » au point que Valmont finisse par s’écrier : « Ah ! Croyez-moi, on n’est heureux que par l’amour. »
Merteuil n’y aura pas eu accès.

Cécile de Volanges vient se venger de Madame de Merteuil. Elle pourrait aussi lui dire merci, de l’avoir « immunisée contre l’une des maladies les plus dangereuses qui soit pour les femmes : l’ignorance vertueuse ».
« La connaissance est l’arme la plus efficace qui soit pour nous permettre d’abolir le privilège que se sont octroyé ces messieurs depuis la nuit des temps. Je vous ai donné des armes, c’était à vous de les fourbir, voilà tout. » dit La Merteuil de la pièce. Selon Freud, avec ce qu’il qualifie lui-même d’ « idée fixe » : « la possibilité d’exercer quelque profession intellectuelle, n’est souvent qu’une forme sublimée de ce désir refoulé »4 de posséder enfin le pénis.

La Merteuil qui n’est pas mère dit : « J’imagine que la joie d’avoir des enfants doit réconcilier avec le monde… » et Cécile de Volanges dit de son fils, malgré les sombres conditions de sa naissance : « aujourd’hui il fait ma joie de chaque instant. » A ce que semble dire la pièce, le bonheur d’être mère pour la femme ouvre leur cœur, permet de transformer leurs malheurs « afin de connaître enfin la joie d’aimer et d’être aimée en retour » et surpasse largement les satisfactions que pourraient leur offrir les productions intellectuelles comme en témoigne La Merteuil déchirant, en un geste justement déchirant, son manuscrit.

Valmont est désormais mort pour ces deux femmes, quinze ans après sa mort réelle.

Où sont les pères dans Les liaisons ? Il n’est fait mention ni de celui de La Merteuil, ni de celui de Cécile de Volanges, ni de celui de Valmont. Les filles sont livrées à l’éducation répressive de leurs seules mères, mal mariées. Seul Danceny semble prêt à endosser le rôle. Les pères ne sont-ils pas toujours adoptants ? Un père, pour un enfant n’est-il pas celui qui aime et protège sa mère ?

« Et plus jamais dans notre cercle, votre nom n’a été prononcé, pas plus que celui du Vicomte. On appelle cela un coup d’épée dans l’eau, je crois ? » Le phallus imaginaire est inutile. L’être, c’est ne pas l’avoir et ne pas pouvoir s’en servir selon Lacan. L’union de Valmont et de La Merteuil aura été d’une absolue stérilité, jusqu’au manuscrit jeté au feu. La pièce renouvelle la malédiction qui pèse sur Merteuil et Valmont, dont les noms seront effacés. La Merteuil n’aura pas d’enfant. Le fils de Valmont ne portera pas son nom. Cette incapacité d’aimer du fait d’un excès d’orgueil, la victoire du narcissisme sur l’objectalité, chacun étant sa propre fin plutôt que maillon d’une chaine, sera sanctionnée pour les deux par l’absence de descendance. Le Vicomte de Valmont sauve malgré tout « son honneur » et transmet la vie.

Ils furent deux êtres honteux d’aimer, pour qui l’amour est une faiblesse, une injure faite à leur forteresse narcissique. La Merteuil aura « préféré disparaître afin que pas un ne puisse dire un jour « la marquise de Merteuil fut une femme tendre, amoureuse et malheureuse ». »

La très fameuse lettre 141, l’ « insultant billet à refrain » du « ce n’est pas ma faute »,, écrite par La Merteuil et que Valmont envoie à la vertueuse Madame de Tourvel dont il est pourtant profondément épris, sous la menace d’être ridiculisé d’avoir cédé à l’amour et de perdre sa réputation de séducteur, véhicule tous les préjugés misandres dont les mères ont longtemps fait usage dans l’éducation des filles : les hommes sont des parjures, ils finissent par s’ennuyer de tout, l’amour de l’homme s’en va lorsque la femme lui cède sa vertu, la tromperie arrive toujours comme conséquence de l’impitoyable tendresse de la femme.

A la toute fin de la pièce, Cécile de Volanges en fait une sorte de paraphrase, la femme-mère qui a accédé à l’amour génital avec son futur second mari triomphant sur la femme virile qui n’aura rien voulu céder de son phallus et aura fait de sa vie un échec : « Que vous ayez fait certains choix est une chose, que toutes en pâtissent en est une autre. (…) Si votre solitude vous a rendue amère, ce n’est pas ma faute et si vous mourrez seule, sans enfant, sans famille et sans toit, ce n’est pas ma faute. »

Les Liaisons dangereuses complétées par cette pièce de 2023, pourraient être le parcours œdipien d’une femme, au travers de la traversée effectuée par Cécile de Volanges, entre Valmont, Gercourt et Danceny, qui vont lui permettre de sortir de l’emprise maternelle et du masochisme féminin par l’amour de l’homme.

Comme en témoigne le sombre destin qu’incarne La Merteuil, un refus radical de sa féminité, une « protestation virile » sans compromis, pourrait conduire la femme à être privée des deux joies qui s’offrent à elle, un trop grand appétit de pouvoir acquis grâce au savoir, s’obtiendrait de manière précaire, au sacrifice de ce qui fait sa puissance : sa foi en l’amour et ses potentialités de mère. « je ne désirais pas de jouir, je voulais savoir » dit-elle dans la célèbre lettre 81.

Le féminisme, en ses excès, sort perdant de ce face à face. Cécile de Volanges, quinze ans après, libérée du joug de sa mère et de son vieil époux est désormais prête à vivre une guerre des sexes apaisée, auprès de l’homme qu’elle aime, avec un fils dont il semble prêt à se faire le père adoptant.

Seul l’enfant, comme cadeau mutuel, semble en mesure de pacifier le rapport homme femme et de réconcilier chacun avec son sexe anatomique, malgré sa bisexualité psychique, toujours physiquement insatisfaisant.
Cécile de Volanges parviendra-t-elle à maintenir le secret des origines de son fils ? Marjorie Franz aura-t-elle la bonne idée de donner une suite à cette pièce ?

Par Magali Taïeb-Cohen, Psychologue clinicienne, Psychanalyste, Membre du Mouvement du Coût Freudien

 

1 S. Freud, La féminité, Paris, Payot, coll. « Petite bibliothèque Payot classiques », 2016.2 SCHAEFFER J. (2000), Le refus du féminin, PUF, Paris.
3 Françoise Dolto (1982), Sexualité féminine La libido génitale et son destin féminin, Gallimard, Paris.

4 S. Freud, La féminité, Paris, Payot, coll. « Petite bibliothèque Payot classiques », 2016.

 

 

Soyez le premier à lire nos critiques et contributions

Nous ne spammons pas ! Consultez notre politique de confidentialité pour plus d’informations.