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« Copenhague » de Michael Frayn : Les tourments de l’apprenti-sorcier, Werner Heisenberg a-t-il « gagné sa place au ciel » ?

Copenhague  de Michael Frayn

En Genèse 4, 9, dans l’après-coup du meurtre de son frère Abel, L’Éternel dit à Caïn, premier meurtrier de l’Humanité : « Où est Abel ton frère ? »
Caïn répondit : « Je ne sais ; suis-je le gardien de mon frère ? »
» לֹא יָ ַד ְע ִּתי « : Il semblerait que cette traduction immémoriale soit erronée et que Caïn ait répondu « Je ne savais pas. ».

L’Homme, depuis que du fruit de l’Arbre de la connaissance a été mangé, serait donc responsable de ses actes pour l’éternité ?
Le chercheur doit-il être en mesure d’anticiper ses erreurs, les conséquences de ses découvertes, de prédire comment elles vont être utilisées, de prévoir quel en sera l’impact sur l’Humanité ?

La pièce très documentée de l’auteur anglais Michael Frayn, créée à Londres en 1998, montée au Théâtre de la Reine Blanche en mai 2023, dans une mise en scène de Nicolas Vial, interprétée par Stéphane Valensi, Nicolas Vial et Julie Brochen, nous propulse dans les terribles dilemmes qui ont taraudé les physiciens atomistes qui ont contribué, à leur insu, à l’invention et permis l’utilisation de l’arme atomique.

En Septembre 1941, Werner Heisenberg, physicien allemand, fondateur de la mécanique quantique, qui énoncera le « principe d’incertitude », chargé des recherches atomiques pour le IIIème Reich, rend visite, à son père spirituel et ami, de seize ans son ainé, Niels Bohr, Juif, qui fût le fondateur, en 1913, de la physique atomique moderne et de la théorie quantique ainsi qu’à sa femme Margrethe, son âme sœur et garde-fou.

L’entrevue, une courte promenade pour se mettre à l’abri des écoutes de la Gestapo, ne durera que dix minutes. Bohr y mettra fin, hors de lui. Pourquoi cette entrevue ? Que se sont-ils dit ? Le mystère restera.

Au cours des années et décennies qui suivront, les versions des deux protagonistes seront contradictoires, évolutives, tels une matière vivante, un objet instable qui dépendent de l’observateur et de l’appareil de mesure. « Personne ne comprend mon voyage à Copenhague. Encore et encore je me suis expliqué. À Bohr lui-même pour commencer, et à Margrethe. Aux enquêteurs, aux services secrets, aux journalistes, aux historiens… Mes explications n’ont fait que renforcer l’incertitude. Mais bon, je veux bien essayer encore une fois. Maintenant qu’on est morts et enterrés. Que plus personne ne peut être ni blessé, ni trahi. » dit Heisenberg au début de la pièce.

« Je t’ai tout simplement demandé si tu pensais qu’un physicien avait moralement le droit de travailler sur les exploitations pratiques de l’énergie atomique. Vrai ou faux ? » dit Heisenberg.

Michael Frayn convoque les fantômes de ces trois personnages, explore les multiples hypothèses, aborde les aspects politiques, historiques « Il est parfois extrêmement difficile de démêler les deux. », se sert d’analogies avec les différentes théories de la physique quantique, expose les erreurs théoriques funestes, médite sur les conséquences métaphysiques de ces théories, incertitude et complémentarité, en ce qu’elles impactent le rapport au monde de l’Homme et surtout nous fait approcher la responsabilité du chercheur au regard des terribles évènements historiques qui ont suivi.

La physique quantique reste pour chacun, en grande partie, irreprésentable et le souci des chercheurs de transmettre leurs découvertes en « langage courant », demeure en grande partie un vœu pieu. Les concepts de la physique classique pour décrire l’infiniment petit, seuls à disposition, s’avèrent n’avoir qu’une portée limitée sans qu’il soit possible de les améliorer.

L’interprétation de Copenhague ne remet pas en cause le principe de causalité. Le monde n’est pas livré au hasard et « Dieu ne joue pas aux dés » pour reprendre une expression d’Einstein, mais il y a toujours interaction avec l’appareil de mesure.
Une galerie impressionnante de chercheurs, chimistes, physiciens etc. ont contribué à ces découvertes et il est difficile de mesurer les avancées de chacun dans une période historique particulièrement troublée, complexe et meurtrière. Einstein, Wolfgang Pauli, Max Born, Otto Frisch, Lise Meitner, John Wheeler, Otto Hahn, Oppenheimer sont évoqués. Qui a les mains sales ? Qui « peut voir le sang sur ses mains » au point d’en avoir des idées de suicide ? Qui a les « mains honteusement propres » ?

Les générations futures en jugeront.
Comment mesurer sa responsabilité quand la culpabilité est collective ?

Erreur sur la personne

Dans un échange de lettres avec Albert Einstein1, initié par la Société des Nations en 1933 dans l’espoir d’une pacification du monde, Sigmund Freud décrit « une communauté d’hommes ayant assujetti leur vie instinctive à la dictature de la raison », sur lesquels « l’empire pris par les pouvoirs de l’Etat et l’interdiction de penser de l’Eglise » n’ont pas de prises, « catégorie supérieure de penseurs indépendants, d’hommes inaccessibles à l’intimidation et adonnés à la recherche du vrai » et ayant « la conscience d’être quelque chose de mieux que les barbares voisins ».

Heisenbeg, suivi, écouté par les Nazis, a besoin d’une autorité pour l’aider à prendre sa « décision », écartelé entre sa préférence patriotique, son appétit de renommée personnelle et sa visée pacifiste, humaniste, son désir de garder la main sur le programme atomique allemand pour que personne ne s’en empare. « Nous avons une liste d’obligations à l’égard du monde en général, mais nous avons aussi d’autres listes, absolument inconciliables, à l’usage de nos concitoyens, de nos voisins, notre famille, nos enfants. Ce n’est pas par deux fentes en même temps qu’il nous faut passer, mais par je ne sais pas combien ! Tout ce qu’on peut faire, c’est se retourner pour voir après coup ce qui est arrivé. »

C’est Bohr, son Maître et père spirituel qu’il vient consulter. Sauf que Bohr, menacé par les lois raciales et les rafles n’est plus en mesure de l’accueillir de cette place.
Nous assistons à l’Histoire d’une rencontre ratée par peur et méfiance, parce que chacun a fait erreur sur la personne. Heisenberg est encore sous le coup du traumatisme et de l’humiliation de la Grande Guerre. Bohr a assisté à la promulgation des lois raciales. Heisenberg n’a pas trouvé les mots justes pour convaincre Bohr, son ancien mentor juif, qu’il n’était pas un Allemand à la solde des Nazis. La communauté des physiciens, leur union, leur fraternité en recherche scientifique s’est trouvée dissoute par les enjeux nationaux. Ce n’est plus la rencontre de deux physiciens mais d’un Juif menacé et d’un Allemand fidèle à son pays même s’il n’est pas nazi. L’union, à la base du droit et de l’idéal de justice commun, s’est déliée au profit du seul rapport de force. Un brouillon de lettre, jamais envoyé, de Bohr à Heisenberg a été retrouvé. Pour Bohr, les voilà devenus les « représentants de deux camps opposés engagés dans un combat mortel ».2 Les adversaires qui se disputaient tous les soirs jusqu’à trois heures du matin, qui se mettaient dans des colères noires pour des questions théoriques, dont l’émulation faisait avancer la recherche, sont devenus des guerriers.

Cette rencontre, par-delà la mort, sera une tentative de refaire, par approximations successives, cette entrevue pour en approfondir les ressorts, les enjeux, pour enfin trouver les mots et faire qu’une autre Histoire soit possible. Ils vont tenter de reconstituer cette communauté d’intérêt, ce lien d’identification,brisé en ce jour de1941, au service de la vérité scientifique et historique, vérité qui selon la formule de Lacan ne peut que « se mi-dire ».

De nombreux physiciens ont apporté une pierre à l’édifice commun de la bombe atomique pensant travailler pour « Générer de l’électricité, propulser des bateaux ! ».
Heisenberg aurait freiné par omission la recherche atomique allemande et serait resté aux commandes pour garder les nazis à distance, Hitler n’a pu disposer de l’arme atomique fondée sur la fission nucléaire peut-être grâce à lui. Cela fait-il de lui une sorte de « héros de la Résistance » ?

Un père est-il le gardien de son fils ?

Heisenberg, juste avant son entrevue avec Bohr ressent : « De la peur, oui. Et puis une autre sensation aussi, qui m’est devenue atrocement familière depuis un an. Un mélange de supériorité totale et d’impuissance absurde, à l’idée que parmi les quelque deux mille millions d’habitants de la planète, ce soit à moi que revienne l’impossible responsabilité… » La toute-puissance de l’homme, seul à décider du programme nucléaire du IIIe Reich, le confronte à une impuissance radicale, à une néantisation. « Soudain, tu vois devant toi arriver le néant. » Ce serait pour échapper à cet écrasement, à cet effondrement du symbolique qu’il rend visite à Bohr pour l’aider dans la prise de décision effroyable à laquelle il doit faire face.

Entre Eisenberg et Bohr, la relation était celle d’un père et d’un fils : « C’est toujours Heisenberg qui ouvrait la voie. », « Bohr fermait la marche, en tirant les conclusions. »
Après avoir « regardé par-dessus l’épaule de Dieu »3, connu l’extase de la découverte scientifique, Heisenberg est perdu, il a vu « L’aveuglante proximité du réel »4

« Regarde-le. Il est perdu. Il est comme un petit garçon perdu. Il a passé la journée dans les bois, à courir d’un côté et de l’autre. Il a fait son numéro, il a été courageux, il a été lâche. Il a fait des bêtises, et puis des bonnes actions. Et maintenant le soir tombe, et il voudrait bien rentrer chez lui, mais il s’est perdu. »

Heisenberg a dû passer les trente dernières années de sa vie à s’expliquer et à se défendre. Perdu dans son incertitude, dans le brouillard, il vient rechercher auprès de son « père » son image au miroir, son unité. Il ne sait plus ce qu’il a fait, qui il est. « Si c’est Heisenberg qui est au centre de l’univers, alors la seule chose qu’il ne puisse pas voir dans l’univers, c’est Heisenberg. » Comment un homme peut juger de ses actions s’il ne se voit pas lui-même ?

En train de se noyer, il tente de se raccrocher à Bohr, sa « bouée de sauvetage », son Autre complémentaire pour déterminer, en creux, sa part dans cette contribution scientifique.
Il vient consulter une « autorité papale », non pour lui donner l’absolution mais pour l’aider à se juger lui-même au regard de l’Histoire qui a suivie.

Heisenberg était l’« l’incarnation vivante du principe d’incertitude » avec lequel il avait une « affinité naturelle ». Il ne se souciait pas du sens, de ce qui a pu être détruit en chemin. « Toi, du moment que les mathématiques sont justes, tu es content. » lui disait Bohr. Il fonçait, tel un fils irresponsable, assuré qu’un père veillait sur lui : « Oh, je savais bien que tu retracerais minutieusement mon parcours derrière moi, que tu ramasserais chaque petite cause égarée dans la neige, et chaque petit effet perdu dans la poudreuse. »

« Leur dire qu’ensemble, nous pouvons tout arrêter. »

D’abord, leurs pensées « vaquaient ici et là, partout à la fois, comme des particules inobservées. », jusqu’à ce qu’en sorte une découverte, qui, ensuite, puisse être utilisée.
La décision, à ce moment de l’Histoire, est entre les mains des scientifiques, devenus les maîtres du monde. Heisenberg vient pour tenter de savoir où en est le programme américain et décider, en conscience, de l’avancée qu’il donnera au programme allemand. Il ne peut décider sans avoir les différents paramètres de l’équation. Oiseau de mauvais augure, Heisenberg vient infliger à Bohr la pire des blessures narcissiques : il s’est trompé. L’erreur funeste de Bohr fut de publier un article en trente-neuf « Une de nos conclusions, c’était précisément que dans un futur proche, il n’y avait aucun moyen d’utiliser la fission pour produire quelque arme que ce soit ! » Il n’est pas au courant de l’état du programme américain.

La troisième personne : l’observateur

Selon Freud, la science a infligé trois blessures narcissiques à l’Homme : Copernic, la Terre n’est pas au centre de l’univers ; Darwin, l’Homme vient de l’animal ; enfin la découverte de l’inconscient, faite par Freud « Le moi n’est pas maitre en sa propre demeure. » La physique quantique constitue une nouvelle blessure narcissique paradoxale : l’Homme ne pourra jamais avoir sur le monde un regard objectif. La subjectivité de l’appareil de mesure, de l’observateur viendra toujours troubler cette capacité de voir, de décrire, de juger. Il reprend sa place au centre de l’univers mais séparé des choses et livré à la déréliction.

HEISENBERG. Deux mille millions d’individus sur la terre, et celui qui doit décider de leur sort est le seul qui se dérobe constamment à ma vue.
Il faudrait une troisième personne, surplombant leur relation duelle, capable d’un regard neutre, objectif. Cette place que la physique quantique a fait voler en éclats, l’homme désormais réduit à sa subjectivité, à un grain de poussière qui, malgré tout, laissera une trace dans la chambre à brouillard.

HEISENBERG. Je les regarde tous les deux qui me regardent, et en un éclair je vois la troisième personne de la pièce aussi clairement que je les vois. Cet invité importun, qui va de gaffe en gaffe en tâtonnant vers eux.

Heisenberg vient chercher la collusion avec l’autre pour savoir où il est et ce qu’il est en train de faire. L’Homme se pense au centre de l’univers et il est la seule chose qu’il ne voit pas.
« Suivi, […], par un double invisible », Heisenberg rend visite à Bohr pour réparer la fission de sa personnalité entre le physicien et l’Allemand, pour retrouver son unité grâce à un troisième personnage, un observateur neutre.

Ces physiciens, ces mathématiciens étaient en mesure de jouer au poker avec des « cartes imaginaires », de jouer sur un « damier imaginaire », ils ne pouvaient imaginer que la bombe serait utilisée par les Etats sur des « cibles vivantes »
Oppenheimer s’est beaucoup tourmenté de n’avoir pas produit la bombe à temps après les six millions de juifs exterminés.

Le soir du six août 1945, lorsque la bombe atomique s’abat sur Hiroshima, Otto Han, prix Nobel de chimie de 1944 pour sa découverte de la fission nucléaire, avec un terrible sentiment d’oppression et des idées suicidaires, se dit responsable de la mort de centaines de milliers de personnes.

Répétant le péché originel, les physiciens atomistes ont fait exploser la connaissance dont ils sont désormais les seuls détenteurs avec un savoir impossible à transmettre. L’Humanité doit se résoudre à n’avoir désormais comme visée qu’une connaissance incomplète.
Selon Oppenheimer, les physiciens ont connu le péché, la faute qui ne peut être prévue quand elle est commise, catégorie métaphysique autre que la responsabilité morale.

L’Humanité se lance dans des aventures tels des apprentis-sorcier. La bombe atomique aura désormais alerté les scientifiques sur la responsabilité des savants et la nécessité, en amont, de « Tout faire pour prévenir un mauvais usage » selon Werner Heisenberg.

A l’instar de Caïn, les physiciens, les découvreurs, ne peuvent plus dire « je ne savais pas » et se doivent d’être engagés dans une nouvelle éthique participant d’un processus de réparation du monde.
« Le noyau final d’incertitude au cœur des choses » sont les derniers mots de la pièce. Est-ce autre chose que l’idée de Dieu ?

Par Magali Taïeb-Cohen, Psychologue clinicienne, Psychanalyste, Membre du Mouvement du Coût Freudien

1 Sigmund Freud et Albert Einstein, “Pourquoi la guerre ? ” (1933)
2 Le mystère Eisenberg France Culture https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/la-marche-des-sciences/le-mystere-heisenberg- 1845959

3 Jérôme Ferrari (2015), Le principe, Actes Sud, Paris.
4 Michel Botbol (1998), L’aveuglante proximité du réel, Flammarion, Paris.