La pièce Nos histoires de l’auteure Frédérique Auger relate le difficile parcours d’une double émancipation. Une québécoise, Vicky, vit à Paris et entre dans un café. Elle n’arrive pas à se décider sur ce qu’elle veut commander. Maxime, le barman, fait preuve d’une immense patience jusqu’à ce qu’elle puisse enfin faire son choix. Ils vont se raconter la double relation d’emprise que chacun vit : Maxime avec sa mère, abusive, dévalorisante, intrusive qui est aussi sa patronne et Vicky avec son compagnon, manipulateur et violent. Ils vont nouer une amitié grâce à laquelle ils vont grandir, s’entraider et unir leurs forces jusqu’à accéder à plus de liberté et sortir de leur aliénation. Sur scène, les deux comédiens incarnent les quatre personnages et nous font assister aux échanges au fur et à mesure qu’ils en perçoivent la toxicité et ouvrent les yeux sur les chaines dans lesquels ils sont pris à leur insu.
Frédérique Auger, auteure de la pièce, a vécu une relation toxique et c’est cette expérience personnelle, à la portée universelle, qu’elle a souhaité transmettre. Pauline Gallot a créé un décor qui met habilement en scène, par des jeux de balancier – être en haut, être en bas – les fluctuations de l’estime de soi si caractéristiques de ces relations passionnées et nocives. Au fil de la pièce, chacun va se relever et reprendre de la verticalité
La perversion narcissique, assez controversée et de mise au jour récente, passionne jusqu’à être devenue un véritable phénomène de mode. Parallèlement, le mouvement Metoo a particulièrement sensibilisé l’opinion sur les violences sexuelles, sexistes, morales et les abus de tous ordres. La violence envers les femmes est devenue une priorité nationale.
Les relations de pouvoir, dissymétriques contribuent à laminer davantage une confiance en soi déjà défaillante en une sorte de cercle vicieux, là où les relations basées sur la réciprocité renforcent l’estime de soi.
Cette pièce parle à chacun de nous et dépeint avec finesse et subtilité les mécanismes et les ressorts de l’emprise perverse, faite d’alternances d’idéalisation et de dénigrement, d’habileté à déceler les failles de l’autre et à les creuser, de chantage affectif, d’infantilisation, de violences plus directes etc. selon les différents degrés de la relation toxique.
Car nous avons tous eu une mère abusive à un moment de notre existence, il y a toujours en nous les traces du bébé, soumis, dépendant, en détresse que nous avons été sans le secours du « Nebenmensch », cet autre secourable, qui, dans un premier temps, va satisfaire tous nos besoins, tout-puissant dans notre fantasme. Et à chaque « mauvaise rencontre », le scénario va se réactualiser, se rejouer nous offrant le choix de partir ou de rester, de le répéter ou de le rompre pour se libérer. L’emprise offre un sentiment de sécurité paradoxale. Nous prêtons à l’autre le pouvoir de nous mettre à l’abri du manque et c’est pourquoi nous nous soumettons. Le bourreau n’existe que parce que nous nous positionnons comme victime et ne nous sentons pas assez forts pour lui résister ; la servitude est volontaire.
Les relations d’emprise offrent aussi l’illusion que l’autre pourrait n’être jamais perdu, comme les liens du sang, indéfectibles, quel que soit le prix à payer, que la relation serait à la vie, à la mort. Jusqu’au jour où nous acceptons de voir que le Roi est nu. Alors nous pouvons quitter une position infantile et remplacer l’Autre, le grand Autre, substitut parental fantasmé comme tout-puissant ; par des autres, de petits autres, des amis, des semblables, secourables à la mesure de leur insignifiante humanité.
Tout le monde peut se retrouver dans une relation de domination. Cela peut être thérapeutique, on en sort plus libre que l’on n’y est entré. Il faut avoir vécu une relation de cette sorte pour en
être comme immunisé. Y renoncer, c’est mettre fin à la dimension incestueuse sous-jacente. Comme Maxime renonçant à « l’amour » inconditionnel et mortifère de sa mère pour oser aller son propre chemin.
Sur scène, les deux comédiens interprètent les quatre personnages accentuant l’effet miroir de ces deux relations. En passer par un conjoint violent, comme étape transitoire, permet souvent de se déprendre d’une mère abusive. Ces deux temps seraient nécessaires à l’émancipation. La relation au conjoint pervers reproduit, dans une visée de transformation, la relation d’emprise maternelle dont il est beaucoup plus difficile de s’extraire car il est rarement possible de rompre avec une mère. Il y a une grande justesse clinique dans cette temporalité présente dans la pièce au travers des deux couples de protagonistes mère-fils et homme-femme : renoncer à la toute- puissance maternelle grâce à l’homme violent jusqu’à se libérer des deux.
« Tout comme Vicky et Maxime, nous pouvons nous en sortir. Comment ? Je ne le sais pas exactement. Pour moi, l’ultime chance réside dans la main tendue d’un.e ami.e. Mes proches étaient là pour moi. Grâce à eux, j’ai gardé l’espoir de trouver le bonheur. » confie Frédérique Auger.
Ce que nous enseigne cette pièce c’est que la perversion serait l’inverse de l’amitié : amitié qui peut être présente dans toutes les relations : amoureuses, familiales et professionnelles, faite de bienveillance et de respect pour l’espace privé de l’autre.
Pourtant, au-delà de l’amitié, un autre remède est nécessaire : Maxime en passe par la réalisation de ses idéaux, grâce à son talent pour le dessin, il va entrer dans le lien social, se faire une place, gagner une indépendance et oser quitter son bar, en bravant les paroles destructrices de sa mère pour aller à un rendez-vous professionnel. Ce que lui renverra le social sera plus stable et ancré que le regard capricieux de sa mère, fonction de sa soumission à ses injonctions, tout en haut si son image est conforme à ses attentes, tout en bas s’il sort de cette capture narcissique.
Vicky ne sait pas choisir. Elle souhaite qu’un autre sache pour elle et ne pas avoir à se confronter à sa « difficile liberté ». Elle ne peut commander, même une boisson et a opté pour la position, sécurisante et infantilisante, d’être commandée. Maxime, lui, ne saura pas pour elle, il saura attendre qu’elle hésite, qu’elle change d’avis jusqu’à ce qu’elle soit en mesure d’affirmer un choix.
Au terme de la pièce, l’un et l’autre ne seront plus objets narcissiques de l’autre mais oseront les dangers de la subjectivité.
« Nos histoires » : Comment renoncer à une relation d’emprise ?
Avignon 2023 – Théâtre Le Cabestan à 12 h 35, pièce de Frédérique Auger
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