La nostalgie des blattes de Pierre Notte

Un texte brûlant

Catherine Hiegel et Tania Torrens, ex-sociétaires de la Comédie Française, avait eu l’idée de ce tête-à-tête enchanté de deux vieilles assises face au vide, et avait confié au talentueux Pierre Notte d’écrire cette allégorie humaniste. Imaginez deux vieilles femmes qui se laisseraient vieillir, qui auraient refusé toutes les interventions chirurgicales et les soins cosmétiques afin dans une sorte de musée de vieilles de s’exposer au monde. Échappées d’un jeunisme qui fait système, discours et religion, elles se tiennent assises, exhibées dans un musée de vraies vieilles naturelles.

Les deux comédiennes avaient créé la pièce en 2017 au théâtre du Rond-point. Marylin Pape et Eulalie Delpierre reprennent les rôles à la Manufacture des abbesses. Les deux comédiennes resteront assises tout le long de la pièce, vissées à leur siège dans un décor minimaliste, deux chaises sur une estrade, un filet de lumière aidé de virgules sonores figurant le hors champ. Elles attendent un passant, un client, un sauveur. Elles attendraient Godot si à la fin, elles ne se lèvent et ne quittent, ensemble et victorieuses, ce monde qui fait peur.

Les deux vieilles, façon Scortecata

Au regard de cette version, la version de 2017 à la création semble presque innocente, désincarnée. Marylin Pape a imaginé une mise en scène à l’italienne (on pense à la Scortecata d’Emma Dante) c’est-à-dire joyeuse, folle et charnelle. Les deux comédiennes construisent un tandem formidable d’équilibre. Les deux complices réinventent les deux vieilles, risquent la clownerie, trouvent un ton nouveau. On retrouve le sujet qui anime Pierre Notte depuis longtemps et qui est l’implacable amour entre les êtres et son ambivalent impact de la présence de l’autre, toujours encombrant et jamais mis en échec.

Mais aussi : la metteuse en scène prend le parti d’appuyer la dimension du corps de sorte de nous enfoncer un peu plus encore dans l’essence du texte de Notte.  Marylin Pape et Eulalie Delpierre osent la chair triste, le corsage froid et la gaine vieillie.  Elles épuisent la question du corps.

Nos corps nous échappent, on le sait. Freud l’expliquait simplement en énonçant que la phobie primaire était celle de son propre corps ; les autres phobies si diverses ne sont que déplacement de cette peur cardinale. La phobie du petit Hans se décline en peur de la castration. Perdre son fait -pipi chez Hans face à l’inventaire des fausses dents (mortes) et des rares dents encore vivantes chez les deux vieilles. La phobie du corps, au-delà de la castration est la peur d’un péril venant de l’extérieur, d’un réel effrayant, d’un corps étranger. Dans la pièce, chacune parle de son corps comme d’un étranger menaçant, comme d’un extrinsèque décevant. Comme d’un déchet…

L’émotion vient à chaque instant où le personnage se localise par la parole, le geste ou le chant à la pliure entre le corps stigmate et le corps étranger. Les deux comédiennes sont formidables, elles savent jouer de cela et rendent au texte la force de présentifier nos inconscients.

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