Avant-coup d’un après-coup (à propos de “Le poids du mensonge”, pièce de Mitch  Hooper)

La grande lessive

« …maintenant c’est fini. Je vais disparaître pour de bon. Je vais effacer toute trace de mon existence. Je vais tout nettoyer. »

C’est ainsi que le personnage de Jean, inspiré de Jean-Claude Romand, parle de son projet de meurtre et de disparition collective. Jean-Claude Romand a menti à ses proches pendant 18 ans, se prétendant médecin et chercheur à l’OMS. Le 9 janvier 1993, à court de ressources et sur le point d’être découvert, il tue femme, enfants, parents. 

La pièce est à la fois fidèlement et librement inspirée de l’affaire Romand. Fidèlement, parce qu’on y retrouve une vie d’emprunt comme seule possibilité de prendre part au monde, la même froide détermination de Jean/Romand, ainsi que la même adhésion de tous les protagonistes à son mensonge. Fidèlement aussi parce qu’il y a crime quand la vérité menace de faire voler en éclat l’édifice. Librement, me semble-t-il, pour des raisons essentielles. 

« Ça fait du bien d’avoir quelqu’un à qui parler. »

Tout d’abord, l’auteur a offert un interlocuteur à Jean dans le personnage de Marc, comme Emmanuel Carrère l’a été après-coup pour Romand, permettant au lecteur de L’adversaire de l’approcher autant que possible, lui et ce qui l’a mené à son acte.

La pièce se joue entre quatre personnages, Jean, sa femme Carole, son ancien « ami » Marc et sa femme Laurence. Il y a aussi un fils Jérôme, dont on parle, mais que l’on ne voit pas. 

La scène d’ouverture est une rencontre après-coup entre Jean et Marc côté jardin.

Avant-coup d’un après-coup

Une voix a dit « Papa ? » depuis l’intérieur de la maison, puis un coup de feu a retenti. Nous sommes après le quatrième coup en fait, car les meurtres du père de Carole, des parents de Jean, enfin de Carole et maintenant de Jérôme, le fils, ont, dans cette version, déjà eu lieu. 

Le spectateur va l’apprendre en même temps que Marc au cours de cette première scène, car Jean, qui s’apprêtait à se tirer une balle dans la bouche, n’a plus rien à perdre. Il va s’en ouvrir à Marc, non sans une certaine jouissance, puis devoir le tuer pour ne léguer que son mensonge à la postérité. C’est finalement Jean qui meurt dans un combat final entre les deux hommes. Le crime caractéristique des meurtres familiaux mélancoliques s’est transformé en une lutte à mort. 

Nous apprendrons plus tard qu’il y a mensonge aux origines de la naissance du fils, Jérôme, qui est en réalité celui de Marc. L’auteur a d’ailleurs au passage rendu Jean impuissant. Ce parti pris atténue la violence de l’infanticide puisque c’est du fils de l’autre dont il s’agit. Même si dans un point de construction délirante, Jean a la conviction d’en être le père. 

Certes Jean a bien eu le temps de dire à Marc l’impossibilité de l’interstice, de la faille, la chute sans fin des angoisses winnicottiennes, la décompensaion psychotique qui menace sous les défenses perverses. Mais il le dit froidement, après-coup.

Puis flash-back, nous nous retrouvons dans l’avant-coup des échanges qui ont eu lieu entre les quatre personnages lors du diner qui précède.  Mais c’est un avant coup éclairé d’un après-coup, celui où le spectateur sait non seulement le meurtre final, mais aussi ce que Jean aurait pu penser et dire s’il avait eu un semblable, un petit autre, ou encore une adresse, voire un rival. 

Si bien que les scènes qui suivent pourraient sembler n’être que vaudeville, envie, jalousie, rivalité masculine, critique des prestances et des impostures sociales. 

L’effacement des traces, l’objet du siècle

L’auteur met en scène, nous dit-il, des personnages dans lesquels nous pouvons tous nous reconnaître. Ils subissent les pressions sociales de la société de consommation, chacun avec ses abîmes, s’en sortant comme il peut. Même si Jean est comme Romand un homme malade, un « cas extrême », la critique sociale prend le pas. Et chacun fait avec ses mensonges, pour ses raisons subjectives, chacun utilise l’autre de façon consciente et inconsciente, si bien qu’on ne sait plus qui pose un lapin à qui, qui est le lapin de qui. 

Le mensonge pathologique devient un mensonge presque ordinaire, celui nécessaire à la vie quotidienne. La démarche freudienne aussi éclaire le normal par le pathologique et inversement, mais pour des raisons libidinales. Dans son texte « Deux mensonges d’enfants » (1913), il nous dit que le mensonge des enfants est compréhensible quand les parents mentent par imitation des mensonges des adultes. « Mais bien de mensonges d’enfants qui ont bien tourné ont une signification particulière…ils se produisent sous l’effet de motivations d’amour excessivement fortes et deviennent néfastes quand ils entrainent un malentendu entre l’enfant et la personne qu’il aime. » Être percé à jour devant elle peut avoir des conséquences dans la formation d’un symptôme névrotique à l’âge adulte. 

Si Romand, qui n’est plus un enfant mais qui a a dû essayer à tout prix de satisfaire aux idéaux parentaux, était si facilement cru, c’est qu’il disait travailler à l’OMS. Cette organisation qui impose le respect par le pouvoir attribué à la médecine et la nécessité du secret. C’est un lien que l’on peut faire avec le mensonge des parents de Romand lui cachant la maladie grave de sa mère dans son enfance. 

Ici Jean, bien contemporain, est publicitaire. Il projette de faire « une bulle », de la pub pure, de la pub « pour rien ».  « On a travaillé pour l’économie de marché, on a servi les hommes politiques, il est temps de nous libérer du joug de l’utilitaire », dit Jean. La bulle, c’est la légèreté, l’éphémère, la beauté, dit-il encore. C’est aussi celle des bandes dessinées, à remplir de paroles, de pensées. Cette phrase est immédiatement déniée par les onomatopées « Pow, boop, wizz » émises par Marc, celles de la chanson de Gainsbourg. Pas de possibilité de sublimation laissée à  Jean, pas de paroles dans la bulle, vide de la pensée.

L’utilitarisme ou le Rien. L’objet du siècle, titre le  livre de Gérard Wajcman (1998),  détaille comment le  Rien a été pris comme objet de l’Art après la Shoah. Les  « usines à fabriquer du Rien » , étaient certes des machines  de mort en masse, mais leur particularité dans l’Histoire était d’en détruire, de façon    industrielle  et systématique,  toute trace.  « Je vais tout nettoyer » dit Jean, sans qu’il lui soit possible de rattacher le Rien à sa petite histoire ni à la grande, ni d’en faire oeuvre, sauf par le crime. 

Aux origines de la pub, « la lessive, les origines même de la réclame ! Toute notre histoire est là. ». Rien à transmettre. Le Rien de Jean, sa destructivité et l’effacement des traces qu’il subit et opère à la fois, sont, dans la pièce, le point de passage entre collectif et individuel, qui fait du poids de son mensonge, un poids universel. Un  Rien, combien ça pèse?

Soyez le premier à lire nos critiques et contributions

Nous ne spammons pas ! Consultez notre politique de confidentialité pour plus d’informations.

Laisser un commentaire