Après Nous pour un moment, Stéphane Braunschweig poursuit son compagnonnage artistique avec l’auteur norvégien Arne Lygre et monte sa dernière œuvre, créée à Oslo avec un grand succès en 2021.
Laconique, incisif, ludique aussi, Arne Lygre se livre pièce après pièce à une exploration aiguë de l’état contemporain de nos relations. Ici, une famille se retrouve : une mère, ses deux enfants adultes.
Pour ce “jour de joie”, (ou moment de joie selon la traduction) la mère a choisi un lieu serein, un peu à l’écart, un banc en contrebas d’un cimetière. Leur réunion est vite troublée par d’autres personnages, venus au même endroit pour se parler. Ils apportent avec eux leur monde familial, conjugal, leurs discordes…
Sous une apparente banalité des vies, nous entendons l’intensité des aspirations, des peurs, du désir de chacun.
Être aimé, est-ce une grâce ou un danger ?
Et qui est celui ou celle qui aime ?
Disparaître : un salut, une violence ?
Un personnage opte. Il décide de disparaître. Quelque temps plus tard, autre moment de joie : une petite fête chez son ex-compagnon, qui a choisi de tourner la page tandis que d’autres, dont une mère qui se veut LA mère, décide au contraire de retrouver le disparu.
Pour Brunschweig la pièce est un enjeu théâtral à la mesure de notre époque, de son rapport à la solitude, de son rêve de “nous”. Jouer Lygre, c’est questionner par le théâtre ce qui, aujourd’hui, fait lien.
Je suis ce que je dis
Chaque personnage s’autoproclame. Je suis ce que je dis être. Cette particularité de la pièce saute aux oreilles et crée immédiatement un sentiment d’étrangeté et d’inconfort qui s’inquiète de savoir si la chose va nous être facile, si nous allons réussir à suivre l’intrigue. Ce choix littéraire déroutant semble un bug pour lequel il serait exigé au spectateur de le corriger mentalement. Chaque personnage s’auto proclame non pas dans une revendication ou une conjuration mais dans une simple déclaration. Aucun à l’exception de deux personnages, ont des prénoms. Chacun s’auto-assigne par un signifiant simple accompagné non pas de l’article défini mais, et ceci ajoute à notre gymnastique mentale, de l’article indéfini. Le signifiant est un substantif sans qualificatif il est par exemple une mère et rien d’autre. Évidemment ce qui finit de déranger et qui questionne est la place de cet article indéfini. Au spectateur de repérer, ou pas, de qui cette mère est LA mère.
Une subjectivation sans accrochage un autre sujet
Être une mère ne signifie pas la même chose que être la mère car la renvoie à un autre. La mère (sujet) est la mère d’un autre, pour un autre (qui est sujet lui même). Une mère est, par le une, décrochée : elle semble sélectionnée au milieu d’autres mères comme on parlerait d’un clou dans une boîte de clous.
C’est la première étrangeté de la pièce, les personnages se subjectivent par un déclaratif qui par l’effet de l’article indéfini les renvoie à une presque anti-subjectivation, une non-singularité. Ils semblent s’objectiver. Être un clou échappe à tout singulis. Nous spectateurs éprouvons une difficulté à entendre les paroles à saisir les actes de ses personnages ut singuli. Le sujet s’estompe sous nos yeux, sous nos oreilles et son ancrage dans le collectif qui manque le transforme en un sujet indifférencié. Tel le clou, il devient remplaçable échangeable voir jetable. Reste que cette étrangeté est moderne au sens où la modernité s’emploie à décrire l’actuel. Si on veut bien observer les réseaux sociaux sous cet œil l’on n’y trouve hors quelques vedettes que des signifiants indéfinis souvent composés, une naturo-diététicienne, un docteur bio, une blogueuse, un cuisinier écolo. Tout ce monde ne peut pas être Elisabeth 2. Les noms disparaissent au profit de pseudo et surtout de signifiant marketé simple qui repère les individus par leur enseigne. Issu de la mondialisation et des réseaux sociaux planétaires, l’individu semble quitter le prénom et le nom qui le situe dans le temps et dans un groupe où l’article défini l’accroche abusivement à une légitimité extérieure, il se voit, libéré de l’autre, comme un sujet séparé de tout a priori. Et cette fausse objectivation consiste en réalité en un comble de subjectivation.
Une subjectivation sans filiation
Une autre étrangeté du récit tient à la lutte contre la filiation. Aksle souhaite couper les ponts avec sa famille, son mari, sa sœur tandis que sa sœur ne peut ou ne veut avoir des enfants.
La question est de savoir s’il est possible d’abandonner la référence à l’arbre généalogique en disparaissant totalement pour ainsi découvrir qui nous sommes (la vérité du sujet?) ?
La pièce n’en dit rien mais ce qu’elle raconte ici de l’actuel est aiguisé. Si je n’ai plus de filiation, plus de famille, plus de liens privilégiés et complexes à cerner et à comprendre et si je ne suis qu’un signifiant introduit par un article indéfini, alors je flotte, dans la situation de l’analysant en fin d’analyse, libéré des assignations-identifications, donc dans le vide.
Dans le vide sauf que la pièce introduit toujours un alter ego. Chaque personnage de la pièce connaît un double. On pense aux communautarismes qui sauve l’individu de son anéantissement devant la masse compacte des hommes, par des doubles alterego rangés par signifiant maitre. Si il y a une autre mère, si il y a une autre sœur il y aurait une chance de faire communauté. Partager un signifiant me sortirait de ma solitude. Dans ma communauté de sœurs, de mères, je suis protégé de la masse qui me broie. À mesure que ma peur devant la masse me paralyse, je serais viscéralement et férocement d’une manière quasi patriotique au sens d’une guerre que je mène attaché à cette communauté du signifiant.
La pièce de Arne Lygre déconstruit aussi cela, le salut ne viendra pas d’un groupe. Une soeur va rencontrer une autre soeur, et pourtant, rien ne les joint de manière privilégiée. C’est le contraire du communautarisme. Deux signifiants identiques ne font pas famille ou communauté.
Un subjectivation des origines du théâtre
Il y avait aux origines du théâtre, le grec, ce qui nous apparaît aujourd’hui comme une simplification des personnages. Les acteurs portaient un masque ;un code couleur disait le genre, homme ou femme, un sourire ou un moue indiquait l humeur. Un personnage gardait le même masque durant toute la pièce.
Mais il y a le moment du théâtre. Si un personnage est une mère, elle est une mère durant la représentation. Elle ne peut s’autoproclamer différent, sauf lors d’un autre moment, sauf plus tard et ailleurs. Comme au théâtre, comme dans nos vies, nos identités sont pour un moment, pour un jour fixes, immuables. Arne Lygre fait un pas de plus dans sa description de l’économie de nos identités. Dans la pièce Nous pour un moment, les identités étaient glissantes, plastiques. Sa nouvelle pièce introduit la notion de temps. Les identités sont glissantes et librement choisies pour un moment.
Simul et Singulis
De quel moment parle-t-on si ce n’est le moment du collectif? Dans l’acte 1, dans l’acte 2 les individus s’auto déclarent, enfilent leur masque de théâtre grec, pour la durée de l’acte. Alors quelque chose circule entre les êtres, de l’amour, de la colère, du fluide, de l’envie, de la vie, de l’inquiétude. Mais jamais l’un saisit l’autre, jamais l’échange entre deux êtres se transforme en une véritable conversation. On clame, on interpelle pas. Personne ne pourchasse une envie de persuader l’autre. Par exemple, la sadisation par une mère, toute sa cruauté, ne font aucune victime. Comme si les événements advenaient régulés par la main invisible de la psychanalyse. Ainsi, tout commence sur un banc qu’un voisin a déposé là pour le panorama, et qui sera utilisé pas une mère et une soeur, pour se retrouver et discuter. Et tout finit par une instant de joie partagé entre une autre mère, un autre moi, ultime identités libres, car le mot autre définit par le vide, par une occurence prise au hasard dans une suite de signifiants identiques mis à distance et invisibles.
La joie existe et c’est la joie du collectif nettoyé des projections/identifications névrotiques. (©David Rofé-Sarfati)