Deux Frères et les lions de Hedi Tillette de Clermont-Tonnerre : le narcissisme d’étayage

Hedi Tillette de Clermont-Tonnerre a la création prolixe, multiple et riche. Il propose dans son théâtre de verdure la reprise de sa fable psychologique Deux Frères et les lions. La pièce est basée sur la véritable biographie de deux jumeaux aussi pittoresques que monstrueux, devenus millionnaires. On s’amuse beaucoup.

Une histoire vraie et passionnante.

Dans un décor réduit à deux fauteuils, une tapisserie médiévale, une table basse ornée d’un service à thé, nous sommes accueillis par le sourire hollywoodien et communicatif de Hedi Tillette de Clermont-Tonnerre. Deux jumeaux en tenue de gymnastique vont nous conter les chroniques de leur vie, depuis une enfance malheureuse en Écosse jusqu’à une retraite dorée de multimillionnaires dans un château sur une île quasi privatisée.

Le récit regorge de détails inattendus. Les jumeaux se marient et divorcent en même temps. Chacun a une fille au même moment. Dans l’îlot de Brecqhou, ils font construire à grands frais un magnifique château. Cependant, alors qu’ils organisent leur succession, ils découvrent que l’îlot, charmant paradis fiscal où ils ont su domicilier leur siège social et l’ensemble de leurs activités, est régi par le droit normand qui interdit aux femmes d’hériter.

Ceux qui se sont toujours moqués de la loi et qui ont développé une expertise à la contourner ou à s’en exonérer sauront-ils sauver l’héritage de leur fille ? La chute est hilarante dans un effet retour de l’immoralité radicale des deux personnages.

Une pièce faussement anecdotique pleine d’érudition et d’une psychologie éclairée.

Le projet initial, une commande d’écriture du CDN de Cherbourg, était de faire découvrir au grand public le droit normand qui a subsisté dans certaines îles anglo-normandes jusqu’au début du XXIe siècle. La découverte de la véritable histoire des deux jumeaux et la rencontre avec Sophie Poirey, maître de conférences en droit normand à l’université de Caen suivies d’un voyage sur les îles anglo-normandes dont l’île de Sercq ont nourri l’écriture de Tillette de Clermont de Tonnerre. 

Dans le droit normand, les pères ne sont jamais tenus de doter leurs filles pour ne pas diminuer le patrimoine qui doit revenir aux seuls mâles. « Un mari et rien de plus ! ».

Le jeu intelligent et talentueux des deux comédiens nous entraîne (Hedi Tillette de Clermont de Tonnerre et  Lisa Pajon). Ils défendent des personnages chatoyants, l’un comme un miroir à l’autre, deux capitalistes détestables dans leurs petits calculs et leur effrayante amoralité. Le génie de la mise en scène dit l’horreur et la richesse de la psyché de ces deux anciens crève-la-faim devenus rentiers. Les deux frères parlent de concert comme une seule voix. Lorsque le téléphone sonne, celui qui décroche répond : « son frère ». Aucun ne possède sa voix, sa pensée ou son dire propre.

Le double.

La tragédie de ces deux-là fut de n’avoir pu, chacun séparément, se constituer en individu. Du fond de cette angoisse de n’être rien (sans son double), ils ont épousé la cause du capitalisme dans sa version déshumanisée et ils l’ont conjugué à la gémellité, un individualisme à deux donc à zéro.

Freud oppose le choix d’objet selon le type narcissique ( on aime ce que l’on est soi-même, ou ce que l’on a été, ou ce que l’on révérait être) et le type par étayage ( on aime celui qui nourrit, qui protège).

Selon la lecture brillante de Hedi Tillette de Clermont de Tonnerre, la force décuplée de ces deux-là fut certainement grosse d’avoir su entremêler le narcissisme spéculaire avec le choix d’objet d’étayage. Ce que je vois dans le miroir n’est pas moi. J’y vois mon frère jumeau, mon moi idéal. Il faut voir comment l’un sert le thé à l’autre et comment les deux sur leur chaise-trône remuent de la même façon leur thé dans la tasse.

Chacun, séparément, se sur-subjective en individu étayé par l’autre. Sans vraiment oublier que l’un et l’autre séparément n’est rien. Le monde menace chacun, leurs travers y sont projetés sous le mode paranoïaque. Mais rien ne résiste au couple assemblé, tout-puissant, dans une toute puissance que tout échec menace de néantisation. Quant à la loi, elle est, pour ses deux infants, forclose.

La pièce joyeuse est tout en finesse. À découvrir au Théâtre de verdure.

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