Souvent l’économique conduit à monter des pièces où le même comédien joue plusieurs personnages. Un seul cachet pour plusieurs personnages est le premier cost killer. Toutes les troupes ne peuvent monter des pièces avec 40 ou 50 comédiens sur scène comme, entre autre la sur-subventionnée Cartoucherie de Vincennes.
La pièce Van Gogh, et tes soleils… nous présente une évocation très personnelle de Vincent van Gogh. Thierry Paillard ne s’intéresse pas à la biographie. La rencontre du peintre avec une famille d’ouvriers est le prétexte à poser la question de la place de l’artiste dans la cité, de la délicate question de la place de l’art au cœur de l’actuel et de la valeur, marchande, d’échange, qu’on lui donne. L’amitié entre un artiste et une famille d’ouvriers nous fait partager les termes d’un échange non financier où les ouvriers s’amusent à approcher l’artiste bizarre en lui servant de modèle, et où l’artiste joue à s’enfouler avec les ouvriers se saoulant au bar de la ville.
Jusqu’au moment où la mort de l’artiste le transforme en icône, en objet du marché de l’art. Une vendeuse d’art, vénale et tenace vient visiter l’ouvrier pour négocier au meilleur prix le tableau que l’artiste lui avait fait cadeau. Elle transpose malgré elle la question de la place de l’artiste dans la société dans la seule question qu’elle connait, celle qui a toujours une réponse, la question du marché : combien ca coûte? L’ouvrier dans un pied de nez offre le tableau à la condition que le journal local témoigne de l’amitié entre lui et l’artiste et de l’amour entre lui et sa femme.
Quatre personnages pour deux comédiens de talent : Valérie Barral est à la fois l’ouvrière et la vendeuse d’art, Thierry Paillard également auteur du texte, incarne le peintre et l’ouvrier.
Il ne s’agit pas d’économie mais d’un choix de mise en scène. La première scène signe ce choix. Les deux comédiens dans un retour complice avec la salle expliquent qu’elle sera l’ouvrière et la marchande d’art, qu’il sera Vincent et l’ouvrier. C’est la trouvaille de la mise en scène. Le même comédien jouera les deux bouts de la même équation. L’ouvrière a le corps qui souffre du labeur et la marchande d’art a le corps qui souffre autrement, par la transformation en une enseigne, par l’objectivation dans les atours contraints du commerce mondial. Ni l’une ni l’autre n’est libre au regard du geste du marché et de la production. Le peintre et l’ouvrier ont le même corps, ils boivent ensemble mais l’ouvrier boit pour dormir, l’artiste boit pour créer, pour vivre.
Mais quel est ce corps qui se donne à voir alternativement marchande ou ouvrière, ouvrier ou artiste si ce n’est le corps du réel.
D’après Freud, ce n’est pas seulement ce qu’il y a de plus profond en nous qui peut être inconscient mais ce qu’il y a de plus élevé. Au fond quasiment toutes les injonctions toutes les identifications toutes les interdictions sont refoulées et en tant que telles domiciliées dans l’inconscient. Freud conclut : ceci est une nouvelle démonstration que le moi conscient ne représente que notre corps.
Le corps du réel est celui du conscient, celui qui nous effraie et nous terrorise, car c’est celui de notre tombeau. Thierry Paillarde a choisi de faire parler ce corps en utilisant la technique théâtrale du Bouto*. A chaque alternance de caractère, cette technique où les corps semblent à peine bouger, nous donne à voir le corps du biologique, celui de la glèbe créatrice qui lentement se met en branle sous l’effet du souffle du langage, et donc du fantasme.
Chez l’artiste, en définitive moins dupe, le refoulement est mou, comme l’expliquait Freud, et lui seul sait opérer des allers retours entre l’insu et le corps, grâce à sa création mais aussi au prix de l’angoisse.
Cette pièce parle de cela, à mon sens, de la place de l’artiste, comme sentinelle d’un insu et d’un réel. Et son œuvre se consacre au passage de cet individuel au collectif. Le capitalisme, conforme à son désir, s’en empare pour en donner le prix. L’ouvrier de la pièce en décidera un peu autrement, donnant valeur à l’amitié et à l’amour.
(©DRS)
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