Fadoul et Elisio travaillent clandestinement dans le port d’une grande ville d’Europe. Un jour, alors qu’ils voient une femme se noyer dans la mer, ils ne font rien pour la sauver. La mauvaise conscience les ronge. Lorsque Fadoul découvre un sac rempli d’argent, c’est pour lui un signe de Dieu, et, pour se racheter, il entreprend d’aider Absolue, une jeune aveugle qui danse nue dans les bars. Elisio quant à lui rencontre Frau Habersatt, une femme seule prête à tout pour qu’on lui accorde un peu d’attention. C’est avec elle qu’il va voir l’employé de la morgue, en quête de l’identité de la noyée. Il découvre alors que la femme de ce dernier, Rosa, est le sosie de la morte. La mère de Rosa, ancienne communiste souffrant de diabète, exaspère sa famille en s’inventant une vie militante fantasque. Entre ces histoires parallèles, qui finissent par s’entremêler, surgissent des personnages qui font des paris sur le sens de la vie et les risques de la mort. Pendant ce temps, Ella, philosophe vieillissante, soliloque sur la non-fiabilité du monde, sur ce qui détermine véritablement le destin des hommes.
Cette pièce est magnifique. Elle est une exception à la Comédie Française, presque une anomalie. En tout cas, une audace. Preuve que le français a des ressources de courage et d’innovation.
Les codes habituels sont secoués, l’attention du spectateur est exigée. Il y a tout dans la pièce de Dea Loher : du romanesque, du politique, plutôt incorrect, de la culpabilité, du doute. Surtout de la culpabilité dans ce qu’elle nous jette dans une solitude rugueuse dissimulée derrières nos paroles et nos conversations. Il y a tout dans cette pièce réuni de façon désordonnée. L’engagement des interprètes est indispensable à faire tenir ce texte hétérogène. Chaque comédien pousse très loin son art pour soutenir ce salmigondis. Entre autres, Danielle Lebrun est magnifique, Céline Brune est brillante, Georgia Scalliet est envoutante de justesse.
Ca tient et c’est beau, et juste.
Dea Loher mixe aussi le réel et l’hallucinatoire, les vivants et les fantômes. Cet entremêlement nous donne à voir la vie, celle de nos contemporains, dans une Europe, individualiste, égoïste, consommatrice d’idées et de produits, une Europe qui tente de se cacher qu’elle est coupable à charge de rendre des comptes.
La force de la pièce réside dans cette restitution de nos actuels où l’enchainement des rencontres n’est que l’enchainement de non rencontres. Ce n’est jamais ça. Le décor aussi est un non décor. La mise en scène semble disparaitre derrière les acteurs. On croirait plus à une mise en place qu’une mise en scène cependant qu’efficace, elle rajoute à notre angoisse, notre peur de la solitude. Les dialogues sont autant de ratés, de faux semblants. Chaque personnage est habité par sa petite musique intime et glisse sur l’autre sans l’atteindre. Une femme qui a perdu il y a longtemps son seul enfant lors d’une fausse couche s’empare désormais d’autres fils, des meurtriers. Elle repère des meurtres et s’en va présenter ses excuses de mère autoproclamée aux parents de la victime. Et elle l’aime radicalement ce fils adopté, ce meurtrier en prison, car elle se sent si proche; elle se sent coupable d’avoir tué son propre enfant.
Cette pièce magnifique pleure notre culpabilité, la manifeste et l’imaginée. Le monde est non fiable, mais le destin est innocent. Et si le hasard est innocent, sommes nous encore coupables?
Reste une semaine, Jusqu’au 29 juin.