Le rideau va se lever; s’approche Bakary Sangaré, double de Ruf qui nous interpelle. De sa voix robuste, il nous invite à ce conte tragique. La pièce est splendide, tout y est esthétisme. Nous sommes émerveillés. Les costumes de Christian Lacroix sont magnifiques. Le jeu des acteurs est parfait. La dynamique de la troupe fait harmonie. On repère immédiatement les emplois tant les rôles sont incarnés. Michel Favory dés son entrée est évidemment le prince de Vérone, un prince qui lance l’intrigue. Didier Sandre est Capulet, le père de Juliette. Danièle Lebrun est Lady Capulet, bien sûr. Christian Blanc est évidemment Montaigu. Claude Mathieu est une fantastique nourrice. Suliane Brahim, Juliette, est étonnante entre fragilité et insouciante. Jérémy Lopez est un Roméo bouillonnant et attachant.
Et au-delà du plaisir des sens le miracle advient car la mise en scène déplie un véritable point de vue. Le conflit des Capulets et des Montaigu est renvoyé au contextuel. L’histoire sera celle d’un amour dévorant décrit comme une mortelle morsure. L’intrigue est confinée; le décor magnifique souvent obturé parfois réduit et tout en hauteur. La claustrophobie des lieux soutient la proposition de la mise en scène. Les adolescents de Vérone sont très proches, comme frère et sœur, leur amour en cela est en partie inceste. Tout est déjà interdit et le conflit des familles ne fait qu’ajouter à l’idylle proscrite. Romeo est déjà perdu pour Juliette, Juliette est déjà perdue pour Romeo mais l’amour est lancé. La mise en scène, la scénographie et le choix des deux acteurs poussent cette proposition d’un amour immature comme d’une fulgurance impérieuse. Un trouble brûle les deux enfants. Freud aurait qualifié ce trouble de psychose hallucinatoire du désir. Il y a de la folie dans cette romance. Romeo et Juliette sont mis à cet endroit par Éric Ruf. L’amour est projeté dans le pulsionnel, dans la pulsion de vie par l’érotisation des scènes, par les chansons de charme italiennes, par les magnifiques costumes. Intriquée, la pulsion de mort s’invite par le vertige des corps, par une Juliette frôlant l’anorexie et par le texte de Shakespeare dégraissé. Des lavabos nous renvoient à cette pulsion animale, charnelle et organique qui traverse le spectacle. Le texte est apuré, aplati, nettoyé pour encore laisser passer cette pulsion. Le père traite sa fille de pute. Ce père de l’interdit œdipien se soulage par la parole auprès de la fille qui peut l’encaisser. Il se soulage de la pulsion de mort auprès de cette passionnée, de cette insouciante possédée. La scène du balcon est paradigmatique au regard du point de vue défendu par la troupe. Juliette y est joviale, enfantine, mais effrayée. Nous ressentons avec elle l’emprise passionnelle mais joyeuse de l’amour et l’effroi vertigineux de l’interdit. Ainsi la scène finale dans le caveau mortuaire avec son escalier et les somptueux costumes pendus est remarquable : le pulsionnel, l’Eros a voulu se repaître de l’autre et il n’aura pas renoncé sauf à concéder à ce Thanatos qu’il véhicule avec lui.
Les artistes lorsqu’ils sont doués et généreux nous donnent à voir nos psychés équivoques. Au théâtre plus qu’ailleurs, ils en ont le désir et le gout. Cette pièce est à ce titre une perle rare. C’est un frisson. La révolution d’Éric Ruf est accomplie dans ce Romeo et Juliette incontournable, qui connait déjà ses détracteurs, preuve que la pièce est l’endroit du retour dérangeant d’un refoulé.
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