(dans la suite du bord plateau avec Gérard Pommier autour de la pièce Agatha, Gérard nous a fait parvenir ce texte)
Cette pièce est un bijou : il fait étinceler les multiples facettes du désir incestueux. il est même plus brillant que Freud qui n’a pas détaillé les différentes modalités de l’inceste. Quant à Lacan, il a beaucoup parlé du grand Autre, qui est un pseudo de Maman. Du début à la fin de son œuvre, il s’est demandé comment faire pour barrer cet Autre (Ⱥ).
La pièce commence au moment où Agatha fait ses bagages et la narration se déroule en traveling arrière. C’est la régression même du désir incestueux écartelé : il tire l’amour vers son passé et le pousse vers son futur. « Demain, c’est la Saint Valentin ». Cette pièce « Agatha » montre le panorama du désir incestueux et cela sans rien dire, sans donner d’explications. Quiconque la voit est saisi par sa vérité sans la comprendre. C’est la différence entre la vérité muette, et le savoir bavard. Lacan affirme que la vérité est seulement mi-dite, et sa complexité saisit le spectateur d’Agatha. Aujourd’hui, au cinéma, au théâtre et même à l’opéra, beaucoup de corps nus montent en scène, mais la beauté de la nudité aveugle, et elle masque une vérité, celle de la duplicité de l’amour. corps momifiés, dès qu’en mots mis, saisissants de vérité.
Il est frappant d’entendre dans Agatha, un glissement constant entre le vouvoiement et le tutoiement. Car les personnages sont dédoublés entre leur présent et leur enfance. Le tutoiement enfantin s’entend d’abord et il devient un vouvoiement à l’âge « adulte », quand les personnages sont dédoublés entre hier et aujourd’hui. A l’âge du tutoiement, le désir incestueux entre frère et sœur s’impose. Des jeux érotiques sont toujours arrivés dans l’enfance entre frère et sœur ou leurs équivalents : la voisine, la cousine etc. Ce désir incestueux reste actuel plus tard dans le désir tout court, tel qu’il court après son enfance – jamais tout à fait perdue[1]. Le frère déclare « je cherche ma sœur parmi les gens… ».[2] Le frère dit « je ne savais pas la différence qu’il y avait entre le corps de ma sœur et celui d’une autre femme »[3].
Je voudrais d’abord donner mon fil de lecture. D’ailleurs, ce n’est pas un fil de lecture préalable. C’est la vision de la pièce qui m’a fait découvrir ce fil (ce n’est peut-être qu’un bavardage, moins riche que la vision de la pièce). Le désir incestueux se déploie en trois actes. Il commence par le désir de la mère, dont l’embrassement est desserré grâce au désir du père, qui est le noyau du traumatisme sexuel. Enfin, le désir entre le frère et la sœur est l’issue de secours des deux étreintes successives du début. L’inceste avec la mère provoque une sorte d’angoisse d’avalement (clef de l’anorexie, de la boulimie et des régimes). Il n’est pas à proprement sexuel, au sens d’un rapport sexuel entre homme et femme. Mais il est pourtant dangereux, et il est la source même de la pulsion de mort. Cette « mort » ne concerne pas la fin de la vie ac cadaver : c’est une mort d’avant la vie. Disparaître dans la mère s’est retourner d’avant sa propre naissance. Dans la pièce, cette sorte de mort se profile dans les longs silences, dans les face-à-face sans un mot, dans le désir de tuer et de mourir. L’annonciation de la mort arrive plusieurs fois dans la proximité de la présence maternelle. Dans cette pièce, on aperçoit la primauté de l’inceste avec la mère qui est au courant et qui collabore à l’amour de ses enfants. Agatha dit[4] : «je t’ai demandé de lui dire à elle, à notre mère, que je voulais abandonner le piano. Tu as accepté. » Le frère dit[5] : « c’est alors qu’elle a dû arriver par la porte du parc de l’hôtel. Nous nous sommes aperçus tout à coup qu’elle était là à nous regarder »… « On l’a découvert ainsi nous regardant tous les deux dans la lumière du fleuve ». Le frère dit[6] : « qu’il pouvait mourir d’être privé d’elle, il n’était pas à l’abri de ces accidents-là. Notre mère écoutait … Elle écoutait nos conversations sur Agatha… Elle entendait par la suite ce vouvoiement soudain entre ses enfants »… « cette mère charmante maintenant morte… Cette femme… notre amour. » Agatha dit en donnant la parole à sa mère : « vous avez la chance de vivre un amour inaltérable et vous aurez un jour celle d’en mourir. »[7]
Le rapport sexuel est l’issue ordinaire de cette « pulsion de mort », qui est un pseudonyme du désir incestueux maternel. Agatha dit : « De quelle nature était cette mort qui vous frappait »[8]. Le frère conclut une phrase en évoquant : « …cet amour criminel »[9]… Une note de mise en scène indique : « le désir qui submerge à l’énoncé de ce mot ». Agatha dit[10] : « je me souviens mieux du regard de mon frère sur le corps nu de ce qui avait eu lieu la veille de laisser pour morte votre sœur Agatha »…
Le désir incestueux « du » père[11] se situe au deuxième pallier de ce désir incestueux : il s’impose pour se sauver de l’inceste avec la mère : l’enfant trouve dans sa famille, ou bien il s’invente un père, et c’est à ce moment que la différence des genres s’établit. Dans la pièce, le danger d’inceste avec le père n’apparaît pas. Il s’impose en son absence, dans la relation du masculin au féminin. Car le choix du genre dépend du désir « du » père. Celui qui résiste au père les armes à la main est un garçon (c’est la « protestation virile » de Freud). Celle qui résiste plus ou moins à sa séduction est une fille, qui dit d’abord « oui » et puis ensuite « non ». Toute femme est la fille de son Père : elle est donc la sœur de son frère qui l’aime, car elle est la moitié de lui-même, qu’il a rejeté. Car il faut le dire, tout homme a d’abord été la fille de son père. Moitié moitié ! telle est la bisexualité originaire de l’homme Adamique qui s’est séparé de son côté tsela[12], selon l’acte de création du Père éternisé. Encore Lui !
De sorte que s’impose enfin un pallier terminal du désir incestueux : celui qui concerne le désir « du » frère et « de » la sœur. Cet inceste terminus ante quem est différent des deux autres, car il constitue de quelque façon une sorte d’issue de secours. L’inceste avec la mère, et plus encore avec le père n’est pas de même nature que l’inceste entre frères et sœurs. C’est le même mot, mais ce n’est pas le même sens. Le garçon comme la fille fuient l’inceste avec leur père, et l’inceste entre sœur et frère les sauve. Dans la marmite familiale, l’interdit de l’inceste plane constamment. De sorte que cet interdit se libère dans le rapport incestueux entre frères et sœurs. Une sorte de honte s’impose, parce que cette relation amoureuse fraternelle est une échappatoire qu’il faut cacher. Spontanément, il faut se dissimuler pour le faire, pour réaliser – non pas un rapport sexuel -, mais simplement ce genre de rapports qui correspond à la perversion infantile, c’est-à-dire de simples attouchements, le voyeurisme, l’exhibitionnisme, le sadisme ou le masochisme. C’est un programme qui doublera plus tard les dits « préliminaires ».
La présence de l’enfance persiste donc dans l’actuel. Cet amour écartelé entre présent et passé insiste au long de la pièce. Agatha dit : « Je ne savais pas la différence qu’il y avait entre le regard de mon frère sur mon corps nu et le regard d’un autre homme sur ce corps. Je ne savais rien de cela, de mon frère, de ces choses interdites, ni combien elles étaient adorables, vous voyez, et combien elles étaient à ce point contenues dans mon corps » [13].
L’image du corps est portée par la contradiction entre enfance et l’âge adulte : c’est la contradiction du désir incestueux, qui veut, oui ! … et qui ne veut surtout pas, non ! cela depuis le premier jour, celui où un cri l’a dit. Notre corps est tordu par cette duplicité : nous marchons ou dansons, nous sommes droitiers ou gauchers en fonction de ce nœud de contraires. Qui ne penserait ici aux élaborations de « l’image du corps » de Françoise Dolto ? Le corps exhibe ce que la pensée refuse.
La rencontre des corps avoue cet insu. Lacan a intitulé l’un de ses séminaires « L’insu que sait de l’une bévue s’aile à Mourre ». L’insu élève une cloison, celle de l’amnésie infantile : elle veut ignorer ce qu’il s’est passé dans l’enfance qui continue pourtant d’aimanter l’érotisme. Une note de mise en scène l’indique[14] : « Tous les deux yeux fermés retrouvent l’incomparable enfance » – il s’élève une sorte de cloison entre l’enfance et la vie actuelle : « Vous ignoriez l’existence de cette cloison sonore »… N’est-ce pas le nom théâtral de « l’amnésie infantile » ? Le frère dit : « écoutez, je dis ça : on nous a marié dans les années d’après. Tout a été recouvert. »[15]. C’est bien la couverture, le manteau de Noé qui cache ce désir infantile.
Cette cloison invisible se redouble au moment de la rencontre amoureuse d’un autre homme ou d’une autre femme : elle illumine le corps aimé et elle fait briller son visage. C’est comme si deux choses invisibles faisaient de la lumière en se multipliant l’une par l’autre et qu’elles donnaient une sorte d’Aura au corps de l’aimé(e), devenu ainsi unique : l’embrasser, c’est embraser en une étincelle son enfance et son adolescence, lancée à la découverte de l’autre genre. L’amour est ce moment extraordinaire où il faut la présence de l’aimée. Elle s’impose la nécessité de la voir pour supporter la brûlure intérieure de la division. La présence et la vision de l’aimée réduisent la division intime de la bisexualité psychique.
Agatha dit « quel désir de vos yeux »[16]: le frère répond : [je veux vous]… « regarder jusqu’à découvrir la phénoménale identité de votre perfection… Que je suis votre frère et que nous nous aimons ». Quelle est la nature de cette perfection, sinon la sorte d’identité qui brûle entre l’enfance et la femme actuelle ? L’élection de la femme aimée est un mystère recouvert du manteau de l’amnésie infantile. Cet amour oublie ce qui le précède. Agatha dit «… Tu as dit que tu ne savais plus rien avant, tu as dit aujourd’hui[17] : « Avant aujourd’hui » ? Voilà une expression extraordinaire : « Avant aujourd’hui » souligne la sorte de marche arrière de l’illumination amoureuse. C’est le rebrousse temps de l’inceste, le moment hallucinatoire de l’amour., Agatha dit : « regarde Agatha, regarde derrière tes yeux ».[18] « Derrière » ? C’est encore la régression incestueuse de l’infantile dans l’actuel. La brûlure irrémédiable de la nostalgie (sehnsucht) campe au cœur de l’amour (ce n’est pas un manque d’objet).
Un dédoublement supplémentaire se produit, lorsque le frère et la sœur prennent un amant ou une amante, sur une autre scène exogame : il répète à distance et à l’aveugle le rapport d’enfance, tout en restant marqué au fer rouge par son interdit et sa honte pudique. Le frère dit « c’était le lendemain de ce jour-là, vous savez, de ce soir-là, lorsque cet ami était venu pour vous prendre et que vous avez crié. Je me souviens vous avoir parlé d’un premier désir de vous donner la mort ».
Ce dédoublement provoque une sorte de dépersonnalisation. Le féminin est la véritable cause du désir universel. Son idéal dépersonnalisant n’est-il pas particulièrement marquée pour certaines femmes, lorsqu’elles écrivent en évitant d’écrire « je » ? Le fait d’être aimée en étant dédoublée entre l’actuel et l’enfance laisse l’identité incertaine. Du coup, elles prennent aisément le nom de leur mari lors d’un mariage, alors que la législation ne les y oblige pas. Agatha dit : « je ne sais pas à qui je parle »[19]. Le frère lui répond : « tu es Agatha ». Il est remarquable que durant toute la pièce, le frère ne porte pas de nom. C’est en quelque sorte le stade terminal de l’amour féminin : en arrière de lui, il perd le nom de son père en prenant le nom du mari, et en avant de lui il promet à l’amant de supprimer son nom. Ainsi s’aperçoit la perspective criminelle de la passion.
Mais regardons de plus près le dédoublement exogame qui se produit lorsque l’amant entre en scène. Le frère dit : « Vous savez, lorsque quelqu’un est venu vous prendre et que vous avez crié de jouir et de peur de la même façon » [20]. Lorsque l’homme qu’Agatha a aimé en laissant son frère apparaît, elle dit « je l’aime »[21]. Le frère répond « je vais mourir ». Agatha dit : « le temps de vous voir mort »[22]. Lorsque cela se retourne, n’est-ce pas la source du féminicide ? Mais à la page suivante Agatha dit : « Il me redonne à vous ». Et voilà le fracassant paradoxe : tromper un amant pour le lui dire est une sorte de preuve d’amour. C’est le point de perspective le plus aveuglant du désir féminin. Duras donne ailleurs ce titre à un livre : « Détruire dit-elle ».[23] N’y a-t-il pas là une généralité ? la division décrite engendre des relations conflictuelles dans la vie de couples, entre passion et rejet. La relation immémoriale entre le frère et la sœur reste en filigrane par en dessous. Elle demeure plus tard le palimpseste de la relation entre l’homme et la femme (dans « palimpseste, il y a presque inceste, à un « p » près).
Il est frappant que dans la pièce… La femme est capable de prendre la fuite, et l’homme reste cloué sur place. Le frère dit tout au début « vous aviez toujours parlé de ce voyage » Et, quelques pages plus loin : « Tu pars quand, Agatha ? ». Il dit « il nous faudrait provoquer cette obligation de nous quitter »[24] « Votre corps va être emporté loin de moi, loin des frontières de mon corps, et il va être introuvable et je vais en mourir »[25]. « Il ne sera plus ni vivant ni mort, il sera à moi de cette façon-là »[26]. Et encore à la fin : Agatha dit : « je partirai toujours de là où vous serez »[27]. Il est bien écrit en filigrane que – nous aussi – nous portons un corps « ni vivant, ni mort » (ne faut-il pas faire beaucoup de sport pour le réintégrer ?)
Agatha dit[28] : « je pars pour aimer toujours dans cette douleur adorable de ne jamais te tenir de ne jamais pouvoir faire que cet amour nous laisse pour mort ». Quel amour ne connaît pas cette nostalgie d’autre chose : de l’enfance qui insiste et veut se libérer dans l’érotisme des corps ? Elle dit « nous allons pourtant nous faire cela, nous séparer de nos vies ».[29] N’est-ce pas la vie même ? son appétit du lendemain : demain ce sera la Saint Valentin ! Que s’est-il passé le 14 février, fête des amoureux. C’est l’anniversaire de la décapitation de ce martyr nommé Saint Valentin, Caput Mortuum de l’amour : les amoureux sont en fête le jour de l’assassinat de Valentin. Le parricide n’est-il pas la perspective de tout amour qui se libère de l’inceste lors du cri orgastique, en souvenir du premier cri du nouveau-né ?
« Notre amour qui va vers le voyage d’une douleur telle qu’il va en être comme en mourir ».[30] Oui, mais c’est la sœur qui s’en va (dans l’ordinaire des couples, à un certain moment, c’est la femme qui se refuse au rapport sexuel). Agatha : « vous, vous ne seriez jamais parti. »[31]. Agatha : « c’est cette impossibilité dans laquelle il se tenait, lui, de partir d’elle qui est avec elle, elle a plus envisagé de partir que lui »[32]. Agatha[33] : « Toi tu ne serais jamais parti… Je le savais, jamais… Tu ne m’aurais jamais quitté ».
C’est toujours la femme qui s’en va, parce qu’elle est désirable et que l’homme n’est que désirant. Elle est toujours déjà partie dans le désir d’un autre homme… Putain ! oui c’est vrai ! Il y a toujours sur la Femme un regard omniprésent, Putain de Dieu ! Oui c’est vrai, unique et solitaire, elle est la cause universelle du désir.
C’est la valse ordinaire de bien des couples. Elle retentit dans la relation sexuelle elle-même, dont le désir profond est d’abord mis en acte. L’érotisme humain décharge la violence de la pulsion de mort, c’est-à-dire du désir incestueux. Ce qui signifie que l’enfance lointaine se libère dans cette décharge. Elle saute d’un cri à l’autre. A son sommet, l’orgasme crie le parricide. Le cri est en quelque sorte la soupape de sureté du complexe d’Œdipe. « Il n’y a pas de rapport sexuel » dans la famille, et seul le désir exogame l’actualise. Ce rapport sexuel hésite, recule, s’interrompt, parce qu’il est habité par la honte de l’inceste, et par la culpabilité du parricide. Là aussi la mort est bien présente et elle éclate, effrayante dans la violence des féminicides, qui se produisent le plus souvent dans des couples mariés, au moment où la femme se refuse où s’en va, en effet. Mais sans attendre la fin de la vie, la mort de l’érotisme peut s’installer dans bien des couples. Cela ne les empêche pas de s’aimer : ils ont besoin de se voir, de se toucher, de se prendre par la main. Mais une barrière s’est installée dans la vie sexuelle, en souvenir des hontes de l’enfance. Mon frère, je t’aime ! Ma sœur, je t’aime, en dessous de tout.
[1] DURAS, Marguerite, Agatha, Editions de Minuit, 1981, page 21.
[2] Ibidem page 56.
[3] Ibidem page 60.
[4] Ibid. page 33.
[5] Ibid. page 34.
[6] Ibid. page 78.
[7] Ibid. Page 80.
[8] Ibid. Page 15.
[9] Ibid. page 37.
[10] Ibid. page 60.
[11] Les guillemets soulignent que le désir fonctionne dans les deux sens, selon l’ambiguïté du génitif subjectif ou objectif.
[12] Dans la Torah, Tsela signifie « le côté » et non « la côte », traduction fautive de la Vulgate.
[13] Ibidem page 60.
[14] Ibid. Page 56.
[15] Ibid. page 66.
[16] Ibid. page 67.
[17] Ibid. page 68.
[18] Ibid. page 70.
[19] Ibid. page 18.
[20] Ibid. page 58.
[21] Ibid. page 45.
[22] Ibid. page 14.
[23] Titre d’un de ses livres aux éditions de Minuit.
[24] Ibid. page 3.
[25] Ibid. page 8.
[26] Ibid. page 9.
[27] Ibid. Page 70.
[28] Ibid. page 17.
[29] Ibid. page 22.
[30] Ibid. page 50.
[31] Ibid. page 35.
[32] Ibid. page 36.
[33] Ibid. page 38.