PATER, Que serait un monde sans verticalité ?

Magali Taïeb-Cohen

« Le pouvoir est par nature criminel et engendre tous les crimes. » dit l’Ismaël de la pièce. La fonction paternelle serait-elle toujours du côté du pouvoir et de ses abus ?

Pourquoi réécrire la Genèse et malmener le Texte biblique pour tenter de régler la question de l’autorité et de la rivalité fraternelle au travers d’une lecture à la fois littérale et elliptique comme le fait Guillaume Buffard dans sa première pièce Pater, créée au Théâtre Montfort en ce début janvier 2023 ?

Si l’auteur dit « n’y connaitre rien », à quoi lui a servi de « dézinguer » précisément ce Texte sur lequel s’est bâti cinq mille ans de civilisation ?

La pièce reprend le récit biblique, chapitre par chapitre, en une version sélective, écrasant des bibliothèques de commentaires et de complexité. Bien sûr, l’auteur a tous les droits dans sa création, sauf que le spectateur pourrait être égaré par l’apparence de fidélité qu’il donne dans la narration de certains des premiers chapitres.

Candeur, naïveté, ignorance, plus ou moins simulées, serviront à dissimuler l’offense faite à la profondeur du Texte.

L’accent est mis sur l’abandon d’Ismaël dans le désert par son père. Cet abandon viendrait d’une préférence du père pour l’un de ses fils, Isaac, le cadet, fils de la femme légitime d’Abraham, Sara, auparavant stérile. Ismaël est chassé avec sa mère Agar, « servante égyptienne ». Ismaël, vindicatif, revient pour régler ses comptes, auprès de son père et de son demi-frère et les mettre face à leurs responsabilités. Ismaël entend s’affranchir de la loyauté familiale, se libérer de cet héritage, « Ismaël : la raison de ma présence ici : l’héritage laissé par une famille dont toute l’histoire a été rythmée par la violence et la soumission. »

Une lettre fictive de Sara et l’addition d’un chapitre à la Genèse, le 25 bis, ajoute encore à cette réécriture de la Genèse, en particulier les chapitres consacrés à l’histoire d’Ismaël et Isaac, les deux fils d’Abraham, les chapitres de G 12 à 25, et suivants. L’auteur s’est dit particulièrement heurté et inspiré par le chapitre 22 de la Genèse, celui dans lequel Abraham s’apprête à sacrifier son fils Isaac à l’Eternel et par la soumission d’Isaac à la volonté de son père. Après le chapitre 25 bis, l’inscription de la filiation s’arrête, hormis celle d’Ismaël. Isaac aura une fille.

Coup de théâtre, la soirée de la représentation du 7 janvier 2023, à l’issue de laquelle les retrouvailles familiales ont envahi la scène en un moment d’intense émotion, restera mémorable et révélera que la pièce est en partie autobiographique. Espérons que la réconciliation sera durable.

Pourtant, les bons sentiments et le déni des pulsions agressives présentes en chacun de nous, n’ont hélas que rarement suffi à faire advenir la paix entre les frères, entre les hommes, entre les femmes.

Se contenter de regarder la vue et la beauté des fleurs, comme le préconise le chapitre 25 bis ajouté par l’auteur n’a, de même, jamais suffi à donner sens durablement à une vie d’homme.

Réécriture n’est pas interprétation.

Selon le judaïsme, si toutes les interprétations sont permises, même les plus aventureuses par tout un art de l’herméneutique : permutation des lettres à partir d’une même racine, dénombrement des occurrences, valeur numérique d’un mot, proposer des dialogues manquants, recherche du contexte dans lequel un mot apparait pour pouvoir le transposer à un autre, etc., le Texte lui est immuable.

Cette liberté interprétative, cet écart n’est possible que par la fixité absolue du Texte avec lequel il est possible de jouer à l’infini.

Ce jeu permet d’accéder à l’altérité, au Je.

A l’inverse, cette pièce, par sa réécriture de la Genèse nous propose, presque un 3E testament et c’est en cela qu’elle peut blesser, vexer, même si l’auteur s’en excuse d’emblée en pratiquant la distance humoristique, en invoquant son supposé non savoir. Au-delà de l’aspect réducteur et pétri de bons sentiments, on est surtout heurté par la menace de devenir des « playmobils » à laquelle nous serions exposés si toute la densité et la profondeur du Texte biblique étaient ainsi abrasées.

L’illusion de la « mêmeté »

L’objectif de la pièce serait d’accéder à un fraternel pacifié par le partage d’une vérité commune entre Ismaël et Isaac et la pièce aboutit, de manière logique, à une figure des deux frères comme doubles, indifférenciés, avec un même destin. La pièce se construit sur l’utopie d’en finir avec le complexe fraternel, les luttes fratricides par la mêmeté pour éviter l’idée d’une suprématie de l’un sur l’autre.

Freud a pourtant pointé le « narcissisme des petites différences », et l’aspect illusoire d’un tel projet : plus on est semblables, plus la haine bat son plein.

La Bible est inversement la difficile construction d’une fraternité apaisée avec la préservation de la singularité de chacun, des frères égaux et différents, sans vexation narcissique. Le récit biblique est une « recherche en fraternité »[1] et le projet messianique n’aboutira qu’avec la réussite d’une fraternité universelle. Caïn et Abel, Isaac et Ismaël, Jacob et Esaü, Joseph et ses frères jusqu’à la réconciliation fraternelle, symbolisée par le baiser qu’Aaron donne à son frère Moïse (Exode 4.27) sont autant de versions du conflit fraternel qu’il convient d’approfondir pour en comprendre les ressorts inconscients.

Cette question de la suppression de l’altérité a déjà été traitée dans la Bible, juste avant l’entrée en scène d’Abraham, au chapitre 11, avec l’épisode de Babel : des hommes qui parlent tous la même langue, interchangeables, dans l’Hubris et dont Dieu va confondre la langue. La pièce n’en parle pas sauf peut-être au travers de cette foule compacte de playmobils sans visage, marchant tous dans la même direction.

Juste après s’ouvre le récit d’Abraham. En Genèse 12,1 « L’Éternel avait dit à Abram : Éloigne-toi de ton pays, de ton lieu natal et de la maison paternelle, et va au pays que je t’indiquerai. ». Va vers toi.

Jalousie entre femmes comme remède à l’envie entre frères

En plus de ces deux parties ajoutées, la lettre de Sara et le chapitre 25 bis, la pièce est une suite d’omissions, de simplifications par rapport au Texte sur lesquelles il serait trop long de revenir. Ismaël se nomme « Celui que Dieu a entendu » et est protégé et béni par Dieu et aimé d’Abraham. S’il a été abandonné, c’est à la demande de Sara. La pièce élude la jalousie pourtant cruciale de Sara à l’égard d’Agar lorsque cette dernière devient mère. La jalousie entre femmes, la polygamie serait déjà une recherche de solution pour régler le complexe fraternel basé sur l’envie.

Agar n’est pas une servante même si cela a souvent été traduit ainsi, שִׁפְחָה Le mot servante est de même racine que famille. Proche, familière, dame de compagnie aurait certainement été une traduction plus adéquate. Ce mot n’existe qu’au féminin. Agar est dans un rapport d’inclusion, d’appartenance et non de domination jusqu’au moment où elle devient mère et où Sara prend ombrage de cette prise d’importance. La même dialectique entre amour de l’homme et stérilité se répète en Genèse 29, deux générations plus tard, avec Rachel, aimée et stérile ; Léa, mère et délaissée et leurs servantes, concubines et femmes de Jacob, Bila et Zilpa qui ont engendré les douze tribus d’Israël. En ces temps de polygamie, les termes servantes, concubines et femmes peuvent être utilisés parfois pour désigner les mêmes personnages (par exemple en G37,2). Là encore, un travail d’exégèse s’imposerait.

Différence des sexes, interdit d’inceste et circoncision

Quelle pourrait être la fonction d’Agar dans la Genèse ?

Agar, ce prénom est de même racine que le mot étranger ; une servante (Sifra) est une familière, Agar introduirait de l’« étranger familier » alors que Sara et Abraham sont demi-frères.

Agar introduit la différence des sexes et l’altérité dans un couple auparavant en partie incestueux.

Ce n’est qu’après la naissance d’Ismaël, en Genèse 16, que Sara, auparavant appelée Saraï, change de prénom en Genèse 17 (comme Abram qui deviendra Abraham) et qu’est introduite la circoncision.

Saraï est féminisée par Agar, par la naissance d’Ismaël, elle en perd une lettre de son prénom, le Yod, dont la signification est la main, symbole de maitrise.

L’interdit de l’inceste, la nécessité de sortir d’un amour trop fusionnel vouant à la stérilité serait inscrit en creux de cet épisode. L’instauration de la circoncision radicalise la différence des sexes et réinstaure l’Alliance.

Non-sacrifice du fils et conflit de droit d’ainesse

Devenir père pour la première fois pour un homme est toujours une épreuve. Il quitte sa place protégée de fils et prend la place de son propre père d’où la nécessité d’accompagner par des rituels ce moment de passage.

Le non-sacrifice du fils, la ligature d’Isaac a probablement donné lieu à la tradition juive du rachat des premiers nés (Pydion Haben), auprès des Cohen (substituts des premiers nés pour la communauté), rituel qui aurait cette fonction d’alléger la férocité du surmoi d’un homme lorsqu’il devient père, d’empêcher la mise en acte de son ambivalence d’avoir été en partie détrôné dans le cœur de son épouse, de rappeler que les fils n’appartiennent pas aux pères mais à Dieu et de s’acquitter de cette dette symbolique.

La difficulté spécifique pour Ismaël et Isaac, demi-frères, est que ce sont deux fils ainés. Chacun a ouvert la matrice de sa mère. Lequel sera celui qui sera consacré au service divin ?

Jacob et Esaü, jumeaux, illustreront une autre version de ce conflit de droit d’ainesse.

Effacer les pères, effacer les fils 

Contrairement au Texte Biblique, dans la pièce, Isaac a une fille à la place de ses fils Jacob et Esaü. La pièce ferait l’apologie de l’effacement de la fonction paternelle : plus de transmission généalogique, plus d’histoire familiale. A la toute fin du chapitre 25 bis, ajouté par l’auteur, Isaac marche sur la tombe du père en un geste d’effacement de la transmission, il crache sur sa tombe. 

Se débarrasser du père permettrait de retourner à une supposée relation pré-ambivalente à la mère. Pour que cela fonctionne, il faudrait une mère pour un fils : Eve et Caïn avant la naissance d’Abel, Isaac et Sara, Ismaël et Agar. Autant dire une relation quasi incestueuse et qui laisserait l’enfant livré à la toute-puissance maternelle. Faut-il rappeler que le père (ou un substitut) permet l’advenue de filles et de la femme dans la mère ? Qu’en son absence, il serait quasi impossible de sortir du fantasme infantile de la toute-puissance maternelle, de la dépendance parasitaire (Cf Lacan Les complexes familiaux).

L’Ismaël de la pièce, toujours aux prises avec le fantasme du père imaginaire et de la toute-puissance maternelle, pour laquelle il réclame vengeance au nom du « terrorisme de la souffrance » (Ferenczi Confusion de langue entre les adultes et l’enfant), sollicite l’aide d’Isaac pour effectuer, avec son arc, le meurtre symbolique de ce père en un Totem et Tabou revisité.

Verticalité et renoncement pulsionnel

L’amour d’une mère est inconditionnel, comme la mère est certaine, en cela il est régressif. L’amour d’un père est un amour conditionnel, il se mérite. En cela, c’est un pousse à la civilisation.

L’Ismaël de la pièce est « indomptable ». Dans le Texte biblique, il est qualifié d’« onagre», un âne sauvage. En Genèse 16,12, il est dit : « Celui-ci sera un onagre parmi les hommes : sa main sera contre tous, et la main de tous contre lui ; mais il se maintiendra à la face de tous ses frères. »

Celle qui dans le Texte originel a conduit à l’abandon et à l’exil d’Ismaël et de sa mère Agar est la femme légitime, Sara. Ismaël qui a environ quinze ans se livre à des « railleries » sur Isaac au moment de son sevrage à deux ans et risque de le corrompre.

Dans la pièce, elle écrit une lettre, à la fois une auto critique de son rôle et surtout un report de responsabilité sur Abraham dont elle accuse la folie sacrificielle, meurtrière, religieuse du père à l’endroit de ses fils. Sara devient une figure bienveillante pour Agar et Ismaël, protectrice par rapport à la haine paternelle.

« Le pouvoir est par nature criminel et engendre tous les crimes. » dit Ismaël dans la pièce. La fonction paternelle serait du côté du pouvoir et de ses abus.

Le récit Biblique est également la construction d’une fraternité pacifiée. Cela ne se règle pas par l’abolition des différences, par la régression à une mère qui ne serait que bonne mais par l’instauration d’une verticalité juste, par un renoncement à la toute-puissance, par l’acceptation d’une faille narcissique qui tolérerait l’existence de l’autre. C’est également, à l’instar de Freud dans Malaise dans la civilisation, savoir que le commandement « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » est inapplicable et que cet impossible nécessite des lois, une certaine « construction psychique ».

Comment instaurer une position d’autorité, une verticalité juste autour de laquelle réunir les frères puisque le père ne représente plus un idéal, qu’il prend de plus en plus les traits de l’abuseur et du père jouisseur ?

Freud, dans L’Homme Moïse et la religion monothéiste, définit le Grand homme par les renoncements pulsionnels qu’il est capable de s’imposer à lui-même.

Chaque récit de la Bible vient trancher une ambiguïté et, peu à peu, substituer un droit d’ainesse par le mérite à un droit d’ainesse par la position dans la fratrie, jusqu’à l’instauration de la tribu des Lévites, comme substituts des frères aînés, qui va introduire un principe d’altérité au sein même du peuple juif.

Dans la Bible, les relations fraternelles s’enchainent en une sorte de laboratoire jusqu’à la mise en place d’une fraternité pacifiée : premier meurtre de Caïn sur Abel, droit d’ainesse et sa subversion, mise en place de la caste des Cohen et des Levy, fondée non sur des suppléments de jouissance, des privilèges mais, au contraire, sur des renoncements pulsionnels supplémentaires, des lois spécifiques, des interdits additionnels portant principalement sur le choix des femmes et l’éloignement de l’impureté de la mort, etc.

Réparer le monde : Alliance Universelle et arc-en-ciel, interdiction du sang et retour au végétarisme

Avant l’Alliance représentée par la circoncision en Genèse 17, Dieu a déjà instauré une Alliance, celle-là universelle, dès le chapitre 9. Quel pourrait être ce point d’universel autour duquel réunir tous les frères humains comme particuliers puisque le père ne représente plus un idéal ?

Au chapitre 9, juste après le Déluge, D. énonce, les sept lois universelles de Noé, encore sujettes à interprétations.

La consommation de viande est une concession, l’animal étant substitué au frère pour épancher la « méchanceté » de l’homme.

La vie humaine, la vie animale appartiennent à D. et le sang doit retourner à la terre, l’abatage rituel en porte la trace.

L’arc en ciel divin est le signe de cette Alliance. En Genèse 9,17 Dieu dit à Noé : « C’est là le signe de l’alliance que j’ai établie entre moi et toutes les créatures de la terre. »

Comment réparer le monde ? Selon Abraham Isaac Ha-Cohen Kook (1865-1935), auteur d’Une vision du végétarisme et de la paix, à l’ère messianique, les humains retourneront, comme Adam et Eve au Jardin d’Eden, au végétarisme originel universel.

Aller vers plus de végétarisme, comme barrière à l’ensauvagement du monde, pourrait limiter les flèches empoisonnées, haineuses du ressentiment et de la rivalité fraternelle, permettre de progresser vers le retour à la perfection initiale du premier récit de la Création, au premier chapitre de la Genèse, ce chapitre parfait, qui se suffit à lui-même où mâle et femelle sont créés à la fois, à l’image de Dieu, où la terre est paisible puisque les animaux sauvages eux-mêmes y sont végétariens.

Nous ne sommes hélas pas encore prêts à ce renoncement pulsionnel.

Magali Taïeb-Cohen

Psychologue clinicienne Psychanalyste

Membre du Mouvement du Coût Freudien


[1] Léon Ashkénazi (1997), Leçons sur la Torah, Albin Michel, Paris.

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