Une « pièce ville » immersive dans Le Domaine du Palais-Royal à Paris
Un « fléau » désigne à la fois la pièce d’une balance, symbole de la justice, une épidémie, un désastre qui s’abat sur un peuple, enfin une personne ou une chose néfaste. Trois acceptions qui seront réunies dans cette remarquable adaptation et mise en espaces de la pièce Mesure pour mesure de William Shakespeare qui s’est déroulée en ce 10 août 2023 et se poursuit à Paris jusqu’au 27 août 2023 à 20h avec, le 26 août, une nocturne exceptionnelle à 22h30. Léonard Matton s’était déjà illustré pour son adaptation d’Hamlet lors du spectacle immersif Helsingør, château d’Hamlet dans le lieu le Secret et au Château de Vincennes.
La première représentation en extérieur du spectacle Le fléau, Mesure pour mesure s’est achevée dans les embrassades entre les dix-sept comédiens et le public tant la joie, pleine de gratitude et l’émotion des spectateurs avaient besoin de s’exprimer au-delà des « bravos » et des « mercis ».
L’expérience est incroyable, sous les étoiles, entre les Colonnes de Buren, le théâtre de la Comédie française, le Conseil Constitutionnel, le Conseil d’État, sous la galerie Valois, et sur le plateau de Bury à proximité du Ministère de la Culture.
Dans une atmosphère hors du temps, rythmée par une musique inspirée de la Renaissance, un public d’environ 160 personnes, masqué et délesté de ses objets inutiles du présent, évolue avec les comédiens dans cinq espaces : l’espace du pouvoir et de la loi, celui du châtiment, celui de la débauche, celui de la religion, enfin l’espace public avec les rues de Vienne. Cette absence de séparation entre le public et les interprètes oblige chacun à s’impliquer, à prendre corporellement parti en suivant tel interprète plutôt qu’un autre. La vision de l’intrigue n’en sera que parcellaire, jusqu’au moment du dénouement qui en récapitule l’ensemble.
L’intrigue : le salut ou la grâce, amour de Dieu ou loyauté fraternelle
En pleine épidémie de peste, le Duc de Vienne annonce qu’il quitte la ville pour une mission diplomatique et qu’il confie le pouvoir au jeune Angelo, son intransigeant et vertueux ministre. En réalité, le Duc se déguise en prêtre pour observer comment la justice sera administrée en son absence.
Claudio, qui a mis enceinte la jeune Juliette hors mariage, est alors arrêté et condamné à mort pour fornication. Il demande à sa sœur et future religieuse, la vertueuse et chaste Isabelle, d’intercéder en sa faveur auprès d’Angelo qui tombe immédiatement sous le coup d’un ardent désir pour elle et la met face à un cruel dilemme : lui céder sa virginité contre la grâce de son frère.
Isabelle acceptera-t-elle de trahir ses vœux, de perdre le futur salut de son âme ou devra-t-elle se résoudre à la mort de Claudio ? Le prêtre de la prison, en fait le Duc déguisé, propose à Isabelle une machination. Ce subterfuge réussira-t-il pour le bonheur de tous ou les turpitudes d’Angelo finiront-elles par triompher ?
L’abusif pouvoir des hommes
Cette pièce de Shakespeare montre la cruauté du traitement des femmes à son époque, brutal et misogyne. Les femmes étaient autrefois livrées au bon vouloir des hommes, à leur caprice, à leurs reniements, à leurs revirements qui les livraient sans recours à la vindicte sociale. Shakespeare s’empare de la question féminine, de la question primordiale de la position sociale inégalitaire de la femme, du sujet des agressions et chantage sexuels commis par un homme de pouvoir et de la difficulté de la prise de parole publique des femmes agressées en une thématique qui, malgré toutes les avancées et la libération des mœurs, reste éminemment contemporaine. Le harcèlement sexuel, le consentement, la dot comme unique enjeu du mariage, la prostitution et la marchandisation généralisée du corps des femmes sont au cœur de cette pièce.
Les hommes y accumulent les pires défauts face au courage, à l’intégrité, la force d’engagement, la fidélité, la grandeur et la dignité de femmes confrontées à toutes les rudesses de l’ordre social.
Angelo, comme son prénom ne l’indique pas, est diabolique de duplicité, sans foi, ni loi, prêt à prendre à Dieu l’une de ses promises. Il règne sans pitié et se révèle d’une monstrueuse hypocrisie. Non content du marché infâme qu’il impose à Isabelle, il manque à sa parole comme déjà il n’avait pas tenu sa promesse à Marianne, son ancienne fiancée avec laquelle il a annulé le mariage quand elle a perdu sa dot.
Lorsque Isabelle va voir son frère en prison et lui conseille de se préparer à mourir. Claudio implore Isabella de céder sa vertu. L’égoïsme du frère qui veut sauver sa vie terrestre sans se préoccuper un instant de sacrifier la vie céleste de sa sœur témoigne, comme un autre condamné ivre mort, de son indignité face à la mort.
Le Duc, apparemment vertueux, bon et juste, habitué à régner par la douceur, va pourtant exposer Juliette à la douleur de croire son frère mort et lui enjoindre la vengeance juste pour tester toujours plus loin son sens de la justice.
Un moindre sens de la justice chez les femmes ?
Cependant, selon Freud, la femme ferait preuve d’un « moindre sentiment de justice » que l’homme du fait d’une faiblesse de son surmoi qui viendrait de l’absence, chez elle, de l’angoisse de castration. : « Son surmoi ne sera jamais si inexorable, si impersonnel, si indépendant de ses origines affectives que ce que nous exigeons de l’homme. Ces traits de caractère que l’on a de tout temps critiqués et reprochés à la femme : le fait qu’elle fait preuve d’un moindre sentiment de la justice que l’homme (…) ».1
Dans Malaise dans la civilisation (1929), Freud s’interroge sur les trois sources de l’incapacité des hommes à atteindre le bonheur : « la puissance écrasante de la nature, la caducité de notre propre corps, et l’insuffisance des mesures destinées à régler les rapports des hommes entre eux, que ce soit au sein de la famille, de l’État ou de la société. » Il s’étonne que « les institutions dont nous sommes nous-mêmes les auteurs ne nous dispenseraient pas à toute protection et bienfaits. »
Un meilleur équilibre des pouvoirs entre hommes et femmes dans la cité ne pourrait-il pas en être la clef ?
Comment appliquer une loi juste et mesurée, suffisamment rigoureuse, suffisamment miséricordieuse ? Dans une critique en creux d’une Loi du Talion plutôt mal comprise et caricaturale, la pièce interroge la difficile position de celui qui légifère et exécute la loi.
Contrairement à ce qu’affirme Freud, selon la Cabale2, le féminin représente le jugement, la rigueur ; le masculin, la compassion, la miséricorde, autant dire que le pouvoir doit être partagé comme le fait le Duc de Vienne, en confiant à la jeune Isabelle, la seule à s’être révélée digne d’exercer le pouvoir, la clé de la cité et le pouvoir juridique.
Cette interprétation, que certaines mises en scène de la pièce d’origine n’ont pas privilégiée, loin d’être une absurdité historique, fait sens : Shakespeare est habitué au pouvoir féminin puisqu’il écrit principalement sous le règne d’Elisabeth Ière, la Reine Vierge.
L’angoisse de perte d’amour plus féminine semble être autrement contraignante et imposer plus de rigueur face à la loi que l’angoisse de castration plus masculine.
Par Magali Taïeb-Cohen,
Psychologue clinicienne, Psychanalyste, Membre du Mouvement du Coût Freudien
1 Freud S. (1925), Quelques conséquences psychiques de la différence anatomique entre les sexes, in La vie sexuelle, PUF, Paris.
2 Charles Mopsik (2003), Le sexe des âmes, Aléas de la différence sexuelle dans la Cabale, Editions de l’éclat, Paris-Tel Aviv.
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