Alors que Platonov est un infatigable velléitaire, Ivanov est un homme malade, usé, fatigué par la dépression. Fonctionnaire et propriétaire dans une lointaine région de la profonde Russie, il fut un jeune homme animé d’un idéal. Mais à 30 ans, il se sent las, plus bon à rien. Autour de lui s’agite et gesticule la société bourgeoise en décrépitude, une société bête, méchante, hypocrite, antisémite et avide de ragots. Sa femme malade va mourir tandis que sa propriété périclite. Tout est remis en question. Défait, Ivanov semble dans une quête vaine de la faute qui expliquerait son sentiment d’impuissance et de vide. Il ne sait qu’avouer : Je ne me comprends plus moi-même.
Ceux qui l’entourent ne le saisissent pas davantage. Alors qu’il croule sous les dettes, on le suspecte d’affaires louches. Dans une société infestée par l’antisémitisme, on le soupçonne d’avoir épousé une riche héritière juive uniquement pour récupérer son argent. Peu importe qu’elle se soit jetée à son cou. Peu importe qu’il l’ait tant aimée.
L’interprétation est remarquable. Nommons Christiane Cohendy, la banquière haute en couleur, avaricieuse à nous en faire rire, Marcel Bozonnet, son mari brave homme qui saura faire preuve de malice, Yannik Landrein, le médecin donneur de leçons, Laurent Grévill, l’homme d’affaires mi-charmeur mi-truand. Nommons surtout Marina Hands, tragédienne rare, en poignante épouse mise au ban de la petite communauté parce que juive, et Micha Lescot en anti héros que j’attendais toutefois moins aérien et plus ‘russe’. La direction d’acteurs est irréprochable.
Le décor aussi est irréprochable, mais sans originalité, conventionnel. Et nous ne sommes pas plus surpris par les changements de décor convenus, salle allumée et rideau levé. On frise la perfection dans un académisme conquis et un classicisme assumé.
La perfection a cela d’étrange et de tragique que l’on s’emmerde un peu. Cette perfection est certainement à applaudir, d’autant que c’est le fait du nouveau patron, mais sans périls, les propositions défendues sont ennuyeuses.
La seule surprise fut, pour moi, le sourire courageux couplé à la vitesse d’exécution d’une des employées du bar de l’entracte qui semblait avoir plusieurs paires de bras. Après la sonnette, de loin je repère un collègue, analyste et homme de lettres, venu en couple, qui rejoint seul son siège. Au vu des sièges délaissés, sa femme et d’autres ont du continuer l’expérience de la barmaid en déesse Kali.
On s’emmerde un peu aussi, car c’est impeccable, comme pour film ou pour une série TV, où sur le plateau, on peut faire, jusqu’à la perfection, autant de prises qu’il faut. Le théâtre réclame, il me semble, un peu de bug, de savonnage, de raté, de trous, d’imprévus. Au ciné, on capte et on projette le résultat, Au théâtre, on re-présente un résultat qui disparaît aussitôt. Au théâtre, on embauche un souffleur, ici une souffleuse : Nikolitsa Angelakopoulo. C’est pour cela qu’il est un spectacle vivant.
Quant au biais choisi pour le personnage d’Ivanov, Daniel Loayza, version scénique, nous explique qu’il s’articule autour de la névrose d’échec freudienne. Ivanov s’effondre dans la dépression puis se suicide, car son mariage avec la belle Sacha a été tant rêvé, tant investi par le fantasme, que son idéal du moi refuse la confrontation avec la réalité et ce moi là, jaloux de l’autre, l’empêche de vivre. La phrase Je ne me comprends pas moi-même signerait donc les deux ‘moi’ en compétition de celui qui échoue devant le succès.
Peut-être. Sauf qu’Ivanov est déprimé avant la mort de sa première épouse. Sauf qu’Ivanov, et c’est mon point de vue, est Tchekhov. Le choix de faire porter au personnage du docteur une petite barbe à la Tchekhov voudrait nicher, à tort, Tchekhov ailleurs.
Ivanov est Tchekhov. Tchekhov a une santé fragile comme Ivanov. Il est un médecin engagé et passionné, il est idéaliste comme Ivanov avant que la mélancolie ne tombe sur lui. Il se consacre beaucoup à soigner bénévolement les pauvres. En écho, Ivanov s’ennuie de la mascarade des débauches bourgeoises. Tchekhov inconsolable de son impuissance de médecin, enterre ses patients tombés sous la diphtérie ou le typhus. Ivanov enterre sa femme incurable. En 1890, Tchekhov part, dans un voyage expiatoire après avoir négliger la médecine au profit de l’écriture, sur l’ile Sakhaline où il rend compte des conditions de vie des bagnards. On retrouve ainsi la même culpabilité chez Tchekhov et chez Ivanov, la culpabilité du survivant, et celle, qu’on pourrait appelée rapidement de gauche, du citoyen.
Avec ma lecture, plutôt qu’une neurasthénie, on a affaire à une belle névrose de contrainte oú le personnage d’Ivanov aurait dû être moins aérien. La pièce serait restée aussi sombre cependant qu’elle devenait optimiste.
Ivanov ne s’effondre plus devant l’impossible et la vacuité, il est rongé de la faute de la maladie de sa femme et parce qu’il a cessé de l’aimer. Ivanov devient un amoureux coupable, un veuf inconsolable, un cœur à ne plus jamais prendre, un jeune marié désenchanté et devant ce vide, il se suicide. Ce que je pousse au fond, est l’idée qu’il y a une même plume entre Platonov, Ivanov et Les Trois Sœurs, la plume qui fait crier à Macha, à la fin des Trois sœurs, qu’il faut vivre, vivre pour pouvoir encore aimer. De mon point de vue cela eut été plus sympa, plus ‘russe’.
Il n’empêche. Peut-être que mon envie d’alléger le calvaire d’Ivanov prouve que cette pièce aura su agiter une opinion confortable, aura su être moins prévisible qu’elle m’apparaît. Pour cela et pour la gloire du bon théâtre français, pour son académisme, pour Micha Lescot et pour Marina Hands, je vous la recommande.