“Je est tant d’autres” à propos de Il n’y a pas de Ajar

Autrice : Eva Klein

Dans l’obscurité troublante d’une cave (Refuge ou bien cachot ?), où les ombres et le reflet de miroirs s’entremêlent, se dévoile une création scénique qui trouve sa résonance dans l’écho de notre époque, nous invitant à plonger dans le gouffre des questions identitaires furieusement d’actualité.

Ce monologue, que nous adresse le personnage seul en scène, se révèle être en réalité un chœur intérieur de voix multiples et se déploie avec une dynamique haletante, rappelant le souffle irrégulier de nos vies en perpétuelle évolution. Il nous démontre que nous ne sommes pas des êtres statiques, prisonniers d’une identité immuable, mais des êtres façonnés sans cesse par les récits et les mots qui nous entourent. La scène se transforme alors en un espace de déconstruction identitaire, où Johanna Nizard, avec une habileté remarquable, incarne l’énigmatique Abraham Ajar, fils fictif d’Émile, lui-même personnage purement fictif créé par la volonté de Romain Gary. C’est un jeu de miroirs d’une complexité fascinante, une mise en abyme, qui interpelle le spectateur, le poussant à se questionner sur son propre être : sommes-nous véritablement les héritiers de notre lignée ou bien les fruits des expériences qui ont forgé notre existence ? Peut-on réellement prétendre connaître l’identité que nous prétendons incarner ? Peut-on être certains de notre “je” ?

Cette pièce se déroule dans une ambiance troublante, où des décors minimalistes s’entremêlent à des effets lumineux et sonores percutants. Ces éléments visuels et auditifs semblent surgir des profondeurs de l’inconscient, accentuant ainsi la confusion et la complexité des questionnements identitaires qui se jouent sur cette scène à peine éclairée. 

Johanna Nizard, dans le rôle d’Abraham Ajar, incarne, avec une présence inattendue et imposante, les multiples facettes de la personnalité humaine, créant ainsi une performance qui rappelle la notion du “moi” comme une construction infiniment complexe, en constante métamorphose. La comédienne nous plonge dans un univers où l’identité devient une mosaïque fluide, chaque pièce s’emboîtant pour former une image en perpétuelle mutation et profondément captivante. À la fin de la pièce, les projecteurs, braqués sur des miroirs soigneusement sélectionnés, réfléchissent leur lumière sur le public, éblouissant certains tout en les éclairant. Cette réflexion magnifique de la parole de l’auteure, Delphine Horvilleur, pénètre chaque spectateur, les mettant en lumière à leur tour. Où se joue donc réellement la pièce ? Sur la scène ou dans la salle ? La vie elle-même ne serait-elle pas un théâtre, un reflet de nos identités en constante transformation ?

En revisitant l’univers de Romain Gary, la Bible, et même l’humour juif, cette pièce transcende les frontières de la réalité pour nous immerger au plus profond de notre inconscient, qu’il soit collectif ou individuel. “Il n’y a pas de Ajar” nous ramène à notre essence fondamentale : nous sommes des êtres éternellement en quête de nous-mêmes, capables grâce au pouvoir de la fiction de réinventer notre identité à chaque expérience, rencontre, ou « réflexion », qu’elle soit physique ou mentale.

C’est un moment théâtral à découvrir, une exploration qui éclaire les limites de la psyché humaine, nous plongeant avec audace dans les abysses de la construction et de la déconstruction perpétuelle de l’identité. Comme l’exprimait Arthur Rimbaud, “Je est un autre”, mais dans “Il n’y a pas de Ajar”, nous prenons conscience que “Je est tant d’autres”.

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