Devenir femme rabbin en suivant le Séminaire n’est toujours pas possible en France aujourd’hui. Delphine Horvilleur a ouvert la voie et la voix en étudiant à New-York et exerce au sein du Mouvement juif libéral depuis plus de quinze ans. Très appréciée des médias, engagée dans le dialogue intercommunautaire, l’égalité hommes-femmes, la lutte contre certains archaïsmes et dogmatismes religieux, son travail d’écriture sur la Pensée juive lui permet de transmettre au grand public, avec toujours plus de succès, la position éthique singulière visée par cette pensée. Son dernier ouvrage, Il n’y a pas de Ajar, publié en septembre 2022, est adapté actuellement au Théâtre de l’Atelier dans une brillante mise en scène de Arnaud Aldigé et merveilleusement interprété par Johana Nizard, à la limite du transformisme, tant sa performance de comédienne subjugue.
Elle enchaine deux monologues contre l’identité : celui d’Abraham Ajar, fils qui n’existe pas d’Emile Ajar, lui-même écrivain fictif, autre inversé de Romain Gary, (prodigieux canular littéraire qui a permis à Romain Gary de réaliser le prodige, en dépit du règlement qui l’interdit, d’avoir deux prix Goncourt) ; et celui de l’identité, personnifiée en une figure féminine.
La psychanalyse est-elle une histoire juive ? 1La psychanalyse est-elle une histoire juive ? Colloque de Montpellier de 1980, Le seuil, Paris
Cette question a fait l’objet d’un colloque de psychanalystes en 1980 et pourrait être le sous- titre de la pièce tant savoir psychanalytique et Pensée juive s’entremêlent. Freud pourtant, ne le voulait pas et n’a eu de cesse de se prémunir contre ce danger d’enfermer sa découverte de l’inconscient dans le cercle étroit de ses coreligionnaires tout en reconnaissant, dans sa lettre Sigmund Freud (1926), 2Lettre au B’nai Brith, Résultats, idées, problèmes, PUF, Paris. au Bneï Brith de 1926, « le mystère d’une même construction psychique. »
Indéfinissable construction psychique qui serait la visée d’un parcours analytique et l’effet de la gymnastique à laquelle s’astreignent les infatigables commentateurs des Textes bibliques, talmudiques et midrashiques. Le sujet humain sera alors en mesure de pouvoir vivre en renonçant à une identité pleine, à une vérité toute.
Ce travail est toujours à parachever, travail que Freud a conceptualisé comme roc de la castration côté homme et dépassement de l’envie du pénis côté femme, capacité à passer de la destructivité au désir.
Le parcours d’une analyse est une claque narcissique répétée de ne « pas être maître en sa propre maison » 3Sigmund Freud (1916), Introduction à la psychanalyse, Payot, Paris. De même, l’acceptation d’une vérité trouée par l’infini du travail interprétatif, au fondement de la Pensée juive. Ces deux méthodes vont permettre d’accueillir une vérité autre sans que ses fondations identitaires propres n’en soient ébranlées, avec un même but : la recherche d’une fraternité apaisée. Autant dire que le chemin est encore long.
Une double vie réunie post-mortem
Le texte de la pièce de Delphine Horvilleur Il n’y a pas de Ajar, se fait le chantre des identités souples, non figées et pourtant emprunte pour l’illustrer la figure de Romain Gary qui en serait plutôt un contre-exemple. Romain Gary, avec les mythes autour de sa naissance, qui ne s’est jamais pardonné d’avoir déçu sa mère en ne devenant pas le violoniste virtuose qu’elle souhaitait, qui n’a jamais renoncé à son moi idéal, exerçant les métiers les plus prestigieux, séduisant toutes les femmes, un vouloir « être », un narcissisme illimités et qui en invente Ajar, comme une tentative d’échappée belle, une possibilité de vie à lui, débarrassé des folles injonctions, ambitions, idéaux maternels dont il n’aura jamais réussi à se déprendre.
Il devra en passer par une double vie, étanche, jusqu’au clivage, jusqu’au suicide. Le parcours d’émancipation, d’aliénation/séparation nécessaire à une identité évidée semble lui être resté inaccessible. Romain Gary écrivait sous pas moins de cinq pseudonymes, même si nous ne connaissons surtout que le célèbre duo Gary/Ajar. L’édition française achève de gommer ces vies parallèles, les livres d’Emile Ajar sont désormais réédités avec, comme nom d’auteur, Romain Gary (Emile Ajar).
L’écrivain François-Henri Déserable a également mené l’enquête sur l’étrange histoire d’Un certain Monsieur Pikielny, « souris triste » que Romain Gary mentionnait en chacune de ses interventions publiques face aux Grands de ce monde et qui n’aurait jamais existé, comme un hommage rendu à sa vérité de petit juif du ghetto, fidélité réitérée à l’humilité de ses origines malgré le miroir aux alouettes de sa façade sociale prestigieuse.
L’ouvrage Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable, livre de Romain Gary qui aborde le thème de l’impuissance masculine paru en 1975, marque l’acte de naissance d’Emile Ajar qui publie, cette même année, La vie devant soi, manière à la fois d’éviter la castration et de faire son retour aux sources grâce à la langue de Ajar, imagée, populaire, orale. « Quand tu ne sais pas où tu vas, arrête-toi et regarde d’où tu viens. » recommande un proverbe sénégalais. La comédienne Johana Nizard a activement participé au travail de mise en scène et s’est nourrie de ses rêves pour de succulentes trouvailles comme un moment particulièrement savoureux dans la pièce, nous montrant la circoncision du nez. Cyrano de Bergerac, amoureux de son panache, comme la nouvelle Le nez de Gogol, mettent également en lien orgueil, narcissisme et nez.
Honorer père et mère pour prolonger ses jours et ne plus errer
Delphine Horvilleur rappelle le rapport dialectique entre aller son propre chemin et fidélité à l’héritage. La suspicion vis-à-vis de l’origine n’est pas un faire table rase.
En Genèse 12,1, « L’Éternel avait dit à Abram: “Éloigne-toi de ton pays, de ton lieu natal et de la maison paternelle, et va au pays que je t’indiquerai. »
Cette parole fait déjà écho à Genèse 2, 24 « C’est pourquoi l’homme abandonne son père et sa mère ; il s’unit à sa femme, et ils deviennent une seule chair. »
En Exode 20,12, la cinquième parole du Décalogue, « Honore ton père et ta mère, afin que tes jours se prolongent sur la terre que l’Éternel ton Dieu t’accordera. »
Reprise, à quelques variantes près, en Deutéronome 5,16 « Honore ton père et ta mère, comme l’Eternel, ton Dieu, te l’a ordonné, afin que tes jours se prolongent et que tu sois heureux dans le pays que l’Eternel, ton Dieu, te donne. »
Ce qui constituerait la vérité d’un homme, au plus près d’une identité, serait les traumatismes que lui ou ses ancêtres ont traversé.
Il n’y a pas de réponse au Qui suis-je ?
« Si un homme qui se croit un roi est fou, un roi qui se croit un roi ne l’est pas moins. » 4Jacques LACAN, « Propos sur la causalité psychique », in Ecrits, Le Seuil, pp. 170-171. écrit Jacques Lacan dans Propos sur la causalité psychique. Il n’est pas possible de coïncider tout à fait avec soi-même. Pourtant un faire table rase par rapport à notre identité ferait de nous des « Non dupes errent », nous en perdrions les « nom-du-père ». La somme de nos identifications nous permet d’être « suffisamment » dupe et « suffisamment » errant. Le juif errant a longtemps été l’essence de sa condition.
Delphine Horvilleur aborde de nombreux thèmes que Lacan a conceptualisé. La vérité ne peut que se mi-dire. Il n’y a pas dans l’Autre de signifiant pour me représenter. Un sujet n’est qu’un signifiant pour un autre signifiant, l’autre me fait circuler dans sa parole, à une certaine place et ainsi me fait exister.
C’est ce trou, le signifiant zéro, qui permet à la pensée symbolique de s’exercer et permet le jeu de l’interprétation, biblique, psychanalytique, le jeu du Witz, l’humour.
Cet écart entre le signifiant et le signifié, ce deuil d’une connaissance toute, d’une image pleine, qui ne serait pas inversée dans le miroir est un vaccin, un remède contre la psychose, contre la paranoïa, contre les totalitarismes et les fondamentalismes.
A condition, pour que le miroir ne soit pas brisé, pour pouvoir tenir et ne pas sombrer dans la déréliction, d’avoir pu constituer, son « petit trou juif », sa « cave », ses piliers réflecteurs – comme la scénographie l’a choisi avec talent – que représentent le savoir inconscient, l’autre en soi, grâce auxquels un sujet va pouvoir se constituer, se reconnaitre.
Le prodige de Delphine Horvilleur, formidable conteuse, est de faire passer autant de messages en une heure et quart avec de l’humour, une langue claire, de rafraichissants moments iconoclastes et la jubilation de sentir que ce message fait du bien à une société française qui se morcelle.
Dans son premier livre publié en 1991, qu’il dédicace à Dieu – L’impureté de Dieu, souillures et scissions dans la pensée juive5 Stéphane Zagdanski (1991), L’impureté de Dieu, souillures et scissions dans la pensée juive, Éditions Le Félin Kiron, Paris. – l’écrivain et artiste Stéphane Zagdanski, rend un vibrant et érudit hommage à la pensée juive, pour toujours à l’abri de toute sclérose, « foisonnante forêt vierge de l’être », « flamboyants îlots de la Littérature universelle. » « Ici, le tabou de la non- contradiction identitaire n’existe pas. Ici tout est possible, parce que tout est pensable. ».
Magali Taïeb-Cohen est Psychologue clinicienne, Psychanalyste, Membre du Mouvement du Coût Freudien
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