
ANALYSE
FÊTE de LA FICTION / ÉLOGE de l’IMPURETÉ
Personnage fictionnel issu des rapports textuels d’ Emile Ajar, (avatar de l’écrivain Romain Gary) et de Madame Rosa, l’héroïne mythique de son roman goncourisé en 1975, « La vie devant soi », Abraham Ajar, « initiales A.A, pseudo d’un pseudo » se raconte, se livre à une narration débridée autour de sa conception par « P.L.A », (Procréation Littéraire Assistée), de ses origines, de sa filiation, son « roman familial » pourrait-on dire, et de son extravagante vision du monde et des choses …Ce fils funambulesque et plurivalent inventé par Delphine Horvilleur s’autorise à tout dire, et pourquoi pas, à tout être…et voilà qu’il révèle, au final, qu’il est le petit Mohamed du roman, dit Momo, (né musulman) que, juif par adoption, il a choisi de se rebaptiser du prénom d’Abraham, notre père à tous, et qu’il va nous révéler le fin mot de l’histoire, enfin, de celle qu’il réécrit pour nous… Sous la plume de quel psychanalyste peut-on lire ces lignes : « Le tout-petit commence à gagner une identité propre à partir de son premier mensonge réussi. » Et quelle réussite, en effet, que ce montage ambitieux tissant hardiment des liens, des fils entre l’hétéronomie littéraire, et ceux de la tradition biblique/talmudique/ midrashique pour aboutir à la dénonciation de l’illusoire définition univoque et figée d’une quelconque identité (juive entre autres) le tout sans faire l’économie, en arrière-plan contextuel, du « spectre » des questions sociétales épineuses qui agitent notre époque à savoir les bruyantes revendications voire crispations identitaires avec, à contrario, la dénonciation de toute assignation du même ordre !
Madame le Rabbin Delphine Horvilleur, femme brillante et engagée, aux multiples facettes et aux innombrables talents prend la liberté d’ajouter, avec audace et brio, un nouveau chapitre au scandale de l’énorme supercherie littéraire qui a enflammé au siècle dernier le monde des lettres en France. Elle s’en explique dans sa préface, n’hésitant pas à se penser comme hantée elle-même par un « dibbouk », celui de Romain Gary alias Emile Ajar.
Le texte pourrait se lire comme le discours d’un patient allongé sur un divan, parti sur un véritable délire associatif. Mais interpelle-t-on familièrement son psychanalyste en lui proposant, (pour mieux lui faire avaler la pilule ?) cette mini-friandise surannée délicieusement parfumée à la réglisse : un cachou ? Invitation qui scande malicieusement le monologue. Non, ce texte foisonnant s’adresse à un lecteur, à moins qu’il ne s’adresse aussi à un spectateur, et là réside l’écart entre la lecture du texte et sa représentation sur la scène car le lu/vu n’est pas forcément l’entendu. On peut, à partir du commandement : « fais d’abord et comprend ensuite » se figurer une consigne en miroir qui serait : « lis d’abord les mots, puis regarde le personnage et entend les paroles !» Alors survient le « coup de théâtre » : l’oreille perçoit autrement ce que l’œil déchiffre. Et là, l’auteure donne toute sa mesure : jonglant avec les idées, elle joue avec les mots et les lettres, fidèle en cela à la tradition talmudique et le calembour est roi : Abraham, fils de Therah, dit Tharé en Français, s’entend comme « fils de taré », et traité même d’ « ordure » puisqu’il a été sommé de partir « hors d’Ur »…Ne sommes-nous pas là, aussi, dans nos cabinets de consultation à traquer le moindre lapsus révélateur de l’occulté, si cher à notre écoute, aiguisée quoique flottante?
Le ton est donné d’emblée par le titre de l’opus : Il n’y a pas de Ajar. Comment entendre l’ambiguïté de cet énoncé ? Ajar… hasard… ahar…aher ? Non, décidément, ce pseudo ne doit rien au hasard, Romain Gary le savait-il « quelque part… », lui qui s’était premièrement choisi le patronyme de Gary, (littéralement « mon étranger » en hébreu). Ajar, ou « AHER », l’autre de soi-même, ce double ou jumeau imaginaire aux infinis possibles…Un inquiétant étranger dans la maison? Celui qu’on cherche à débusquer de la cave où il se terre, cet inconscient, ce « trou juif » comme le désigne Delphine Horvilleur.
Une anecdote : j’ai reçu dans mon cabinet une personne portant opportunément cet incroyable patronyme (asiatique) de QI …à l’écrit comme à l’oral, quel défi ! Tout un programme ! Peut-être exagérément surdéterminé et trop ouvert à l’interprétation facile. Plus communément, comment faire sien le nom ou le prénom que l’on porte, parfois malgré « soi » ? Un fil rouge qui court le long du texte serait celui du nom avec un petit n, et celui avec un grand N, le nom improbable et imprononçable, interdit et pourtant… : que de fois HACHEM, le NOM est-il invoqué au quotidien par nombre de croyants. Un autre fil, apporté par le génie de la mise en scène serait celui du genre…se choisir un nom, se choisir un corps quand ce nom ou ce corps n’est pas conforme à la part subjective de soi inaliénable, cet « idiome », comme l’appelle le psychanalyste Christopher Bollas, soit notre A.D.N psychique, noyau identitaire archaïque ? Toute forme d’identité reçue en héritage, n’est-elle pas frappée d’emblée du sceau de la contingence, de l’aléatoire, de l’arbitraire? Que dire alors de celle qui vous est assignée par l’autre, la société ! Ce qui pose la question de la tentation de la conversion, de la transition, de l’auto-engendrement, ici précisément celle de l’autocréation mégalomaniaque.
A ce sujet, dans un autre texte, le journal intime imaginé par Justine Lévy qui donne la parole à la mère d’Antonin Artaud dans un livre : « Son fils », publié en 2021, on entend le cri du poète fou (auteur, justement, de l’essai : « Le théâtre et son double ») enfermé dans l’asile de Ville-Evrard : « Je suis né de mes œuvres ! Je suis né de ma douleur ! » Mais, juste un minute après, cette chute désespérée : « Je suis né de ma merde ! Je ne suis né que de ma merde ! »
La question se pose à tout un chacun : ne devrais-je pas au moins chercher à me trouver et peut-être même me choisir? Etre le libre et seul auteur de la vraie personne, que j’aspire à être ? Réponse simple à la question de l’ « insoutenable complexité humaine », celle que l’immense psychanalyste Salomon Resnik se plaisait à évoquer avec le concept de « groupalité interne », qui infirme toute prétention à une pure essentialité.
Une histoire entendue, paradoxale et émouvante, contredirait l’aspect omnipotent de l’ambition autolâtre de s’auto-transformer : après sa transition de genre, une personne demande à sa mère de lui attribuer un nouveau prénom !
A ces questions vertigineuses répond le choix scénographique surprenant et virtuose qui nous est montré sur la scène du théâtre de l’Atelier. Inspiré et puissant le travail d’élaboration, de co-création et de re-création que celui du groupe réuni autour d’Arnaud Lafarge et de Johanna Nizard qui incarne avec jubilation le personnage caméléon d’Abraham. La pièce a pour décor une cave, justement, la cave fantasmagorique de l’immeuble où a vécu Madame Rosa ! La fine équipe s’est même permis d’imaginer de métamorphoser en cours de route sous nos yeux le héros du récit en héroïne excentrique et magnifique qui nous bluffe littéralement… un saisissant numéro d’illusionniste, et la magie opère ! Johanna Nizard fait exister et danser devant nous les identités vacillantes du personnage fictionnel qu’elle joue, seule et plurielle à la fois !
A la différence de leurs auteurs faits de chair et de sang, les personnages de fiction sont immortels. Souhaitons pérennité et longue vie à Abraham Ajar, créature de Delphine Horvilleur et de ses « complices ». Et souvenons-nous que Madame le Rabbin ne se prive d’aucune aventure artistique y compris celle de chanter, par exemple et c’est très à propos, une version hébraïque de la célèbre chanson d’Anne Sylvestre : « J’aime les gens qui doutent. »
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