( Pièce de Mitch Hooper à la Manufacture des Abbesses Jusqu’au 15 Octobre 2023)
Trente ans après l’affaire Jean-Claude Romand, l’auteur et metteur en scène Mitch Hooper revisite ce fait-divers devenu mythique dans une pièce de théâtre à quatre personnages. Rappelons les faits : le samedi 9 janvier 1993, Jean-Claude Romand tue sa femme, ses deux enfants, ses parents, leur chien, tente de tuer sa maîtresse, met le feu à sa maison et tente de se suicider avec des barbituriques. Il survit.
On découvre assez vite que derrière la façade sociale de cet homme, faux médecin à l’OMS, il n’y avait rien. Il avait passé ses examens à la fin de la deuxième année de médecine et, à partir de là, tout était faux. Il a réussi à maintenir le mensonge pendant dix-huit ans sans que personne ne s’aperçoive de rien, vivant de cavalerie, cloisonnant strictement sa vie privée et sa supposée vie professionnelle. Cet imposteur, ce mythomane a passé sa vie à présenter à chacun une image idéale, à compartimenter, à ne jamais affronter le moindre désaccord, la moindre altérité.
Qu’est-ce qui a précipité les choses et l’a conduit aux meurtres ? Les demandes pressantes d’argent ? Une querelle insignifiante avec son meilleur ami, son double, sa béquille, celui qui lui servait de guide pour se positionner comme homme dans la vie ? Une nouvelle déception amoureuse – la première « bifurcation » ayant déjà eu lieu dans l’après-coup d’une rupture avec celle qui deviendra ensuite sa femme, Florence – ? Peut-on parler de crimes altruistes, protéger les siens de la déception qu’ils auraient de leur « fierté » de fils ?
L’affaire Romand a inspiré un livre, deux films, un documentaire et cette pièce de théâtre. Des expertises psychiatriques ont tenté de cerner ce qui reste un mystère. Pourquoi cet homme qui avait largement les capacités pour réussir a-t-il menti ? Pourquoi a-t-il tué ? Cette question demeure intacte.
Au procès, la présidente a demandé : « Mais enfin, pourquoi ? »
« Je me suis posé cette question tous les jours pendant vingt ans et je n’ai pas de réponse. » a répondu Jean-Claude Romand.
A la plupart des questions posées lors du procès, Jean-Claude Romand répond « je ne sais pas.» indiquant que, pour l’essentiel, ses motifs sont inconscients, à lui-même inaccessibles.
Emmanuel Carrère pour écrire son livre L’adversaire a rencontré Jean-Claude Romand, assisté au procès, tenté d’être au plus près des faits réels qui demeurent énigmatiques. Emmanuel Carrère était taraudé par la question de savoir ce qui se passait dans la tête de cet homme pendant ses dix-huit années de journées de désœuvrement, passées sur des parkings ou à errer dans la forêt.
Mitch Hooper lui s’affranchit des faits réels et sa fiction éclaire la réalité.
Dans la pièce, en une passionnante superposition passé/présent, chacun des quatre personnages pourrait avoir plusieurs rôles :
Laurence, épouse du meilleur ami Marc et maitresse de Jean, pourrait être l’ambitieuse maîtresse de Jean-Claude Romand, qu’il a failli également tuer le 9 janvier 1993.
Carole, épouse de Jean dans la pièce, malade, bizarre, étrange, prenant des cachets, serait davantage bâtie sur le modèle de la mère de Jean-Claude Romand que sur celui de son épouse.
Dans la « vraie » vie, l’épouse de Jean-Claude Romand, Florence, était une cousine éloignée, sa promise depuis l’âge de quatorze ans. Il ne s’est jamais éloigné du cercle familial.
La manière dont Jérôme, le fils de Jean est évoqué – très sage, trop sage – nous donne des indices de ce qu’a été l’enfance de Jean-Claude Romand, dans une bulle, « C’est un gentil garçon. Il ne parle pas beaucoup, mais il a l’air gentil… », « A l’école ça va, apparemment. Ici il ne parle pas. » « Il tient de sa mère, je crois… ».
« Une bulle, c’est quoi ? C’est un film protecteur et transparent. Et à l’intérieur il y a quoi ? Rien. »
La mère de Jean-Claude Romand, dépressive, a fait deux grossesses extra-utérines et il est resté fils unique. A chaque fois, sa mère a été hospitalisée et on a craint pour sa vie. Rien n’en a été dit à l’enfant qui a cru, à chaque fois, sa mère morte et qu’on lui cachait cette mort.
Est-il resté, sa vie durant, une grossesse extra-utérine, enfermé dans une bulle protectrice, jamais né, jusqu’au drame ?
L’enfance de Jean a été un parcours de soumission, il n’a jamais osé, jamais dit « non », jamais exploré les chemins de traverse, toujours tenu à la fermeté des « pavés » et fuit avec « une peur bleue » les « interstices ». Dans la pièce, nous assistons à la soudaine et extrême violence du passage à l’acte. Le gentil garçon, doux et sage se révèle être une bombe à retardement.
« L’idée de soigner des malades, de toucher des corps souffrants le rebutait. (…) Une de ces puissantes motivations inconscientes sans quoi rien ne s’accomplit : le désir de comprendre la maladie de sa mère, peut-être de la guérir. » L’expert psychiatre s’est même risqué à dire de lui lors du procès qu’il aurait pu devenir un excellent psychiatre.1Emmanuel Carrère (2000), L’adversaire, POL, Paris.
Outre l’intérêt de nous donner à voir les coulisses infantiles de ce drame, c’est aussi une indication de pourquoi la rivalité fraternelle et les interdits œdipiens n’ont pu se mettre en place. Le crime de Jean-Claude Romand répète-t-il le traumatisme infantile, les deux grossesses extra utérine qui ont failli tuer sa mère et fait de lui un fils unique, qui ont généré en lui cet intense besoin de punition et en même temps cette injonction à être unique, exceptionnel, hors norme ? Lui était-il impossible de réussir en empruntant les voies normales, ce qui en aurait fait un être banal ? Lui fallait-il à la fois réaliser les ambitions parentales et ne pas dépasser le père, ce qui impliquait une double vie, ne pas affronter l’œdipe et réaliser les idéaux maternels ?
Trois crimes supplémentaires sont mentionnés dans la pièce. Un qui a été évoqué au procès et que Jean-Claude Romand a toujours nié – a-t-il tué le père de sa femme ? – refusant d’ajouter un crime crapuleux, à mobile financier, aux crimes irrationnels qui lui étaient reprochés.
Et deux autres ajoutés par Mitch Hooper :
– Avoir cassé une bouteille sur la tête de son meilleur ami pour lui prendre la femme qu’il convoitait et ainsi fait échouer leurs vies à tous les deux.
– Avoir rendu sa femme folle à force de distance affective, de mensonges, de dissimulation, de non-dits, d’infantilisation, de pseudo diagnostics : « tu es dépressive », d’un tabou de la parole généralisé, d’une prise dans une néo réalité.
CAROLE Tu me mens, Jean. Tu me mens tout le temps. Depuis toujours.
JEAN Tu sais comment ça s’appelle, ce que tu es en train de faire là ? Ça s’appelle de la paranoïa…
Pourquoi Mitch Hopper a-t-il opté pour la mort de Jean-Claude Romand ?
Jean-Claude Romand en prison lisait les Ecrits de Lacan, recopiait, dans les lettres qu’il échangeait avec Emmanuel Carrère, des extraits d’expertises psychiatriques : « Dans l’affaire actuelle, et à un certain niveau de fonctionnement, Jean-Claude Romand ne faisait plus la différence entre lui et ses objets d’amour : il faisait partie d’eux et eux de lui dans un système cosmogonique totalisant, indifférencié et clos. A ce niveau, il n’y a plus beaucoup de différence entre suicide et homicide. »
Il y a du Jean-Claude Romand en chacun de nous et le mensonge est généralisé.
Dans la pièce, il y a en toile de fond, une critique sociale, une ironie un peu grinçante. Le public rit du décalage entre ce qui nous est donné à voir de la vie de Jean et ce que, désormais, nous savons de lui.
Dans cette société d’artifices, de faux semblants, quelqu’un peut vivre dans le mensonge pendant près de vingt ans sans que personne ne s’en rende compte. La transposition dans le monde de l’édition et de la publicité à la place du champ médical moins factice, radicalise cette vacuité, cette fausseté généralisée, ces injonctions à la jouissance. L’amitié n’est que « mépris » déguisé, le couple n’est qu’infidélité etc. L’insincérité est généralisée. Il suffit de « surfer sur l’air du temps. »
La pièce ironise sur les idéaux d’une époque, les années fric, les années Tapie, des idéaux de pacotilles, absurdes qui ont peut-être contribué à faire de Jean-Claude Romand un assassin car ils ont dévalué sa figure paternelle. Ce père « aimé », admiré, modeste garde forestier n’était plus grand chose face aux pères de ses condisciples du grand lycée de classe préparatoire d’agronomie du lycée du Parc à Lyon où il est entré pour préparer l’école des Eaux et forêts mais qu’il abandonna en cours d’année.
Les impératifs de réussite sociale n’ont jamais été aussi prégnants sous peine de se ressentir comme un « raté », malgré la vanité des attendus « présidant les jurys de prix littéraires, trônant dans les dîners en ville, passant à la télé dans les talk show à la mode », « nuits dans les boîtes branchées avec les stars de la télé » etc.
De quoi sont morts les membres de la famille Romand ? Qui sont les coupables ? « On a du sang sur les mains » disent Marc et Laurence à la toute fin de la pièce.
Romand était-il un idéaliste absolu ayant refusé la médiocrité du monde ? Dans les médias, il a été présenté comme un monstre, un diable. Dans son livre, Emmanuel Carrière, dépeint un homme aux prises avec des forces démoniaques, avec un adversaire intérieur, un « damné ». Jean-Claude Romand sera passé d’une prison à l’autre, sa vie durant. « La cage dorée de l’image idéale laisse peu d’espace à l’envol »2Füzesséry E. (2006), Le tango de l’archange, Erès, Paris., Et la seconde geôle aura été sûrement moins rigide que celle du moi idéal dans laquelle il était enfermé.
La sortie du mensonge est qualifiée de délivrance.
JEAN Oui. Finalement je me sens bien. C’est comme une délivrance. Je suis en chute libre mais j’ai surtout un sentiment de liberté. Ça fait si longtemps que je porte ce poids et là brusquement je suis en apesanteur.
Hélène Deutsch, analysée par Freud, élève de Kraepelin, s’est rendue célèbre pour son concept de personnalité « comme si », que Winnicott approfondira avec sa théorie du « faux self ». Elle a posé une des premières pierres à l’étude des « cas-limite ». On est amené à se demander à leur sujet « qu’est-ce qui cloche ? ». Helene Deutsch consacre également un texte à L’imposteur
3Helene Deutsch (1955), L’imposteur : contribution à la psychologie du moi d’un type de psychopathe, Les “comme si” et autres textes, Paris, Le seuil.
4Hélène Deutsch cite l’ouvrage de Thomas Mann, Les Confessions du chevalier d’industrie Félix Krull il y a également, autour du thème de l’imposture, l’ouvrage de Karel Capek, inventeur du mot robot, La vie et l’œuvre du compositeur Foltyn.
, la psychologie du moi d’un type de psychopathe et menteur pathologique qu’elle met également dans la catégorie des « comme si ». Narcissisme, passivité, simple appendice du père, poltron, voulant être reconnu comme quelqu’un d’exceptionnel, comme un héros, impressionner, telles sont caractéristiques des personnalités « comme si ».
Le moindre affront suscite des réactions paranoïdes pouvant générer un comportement criminel. «L’imposteur pathologique s’efforce d’éliminer le désaccord entre son idéal du moi anormalement élevé et l’autre partie de son moi qui se sent dévalorisée, inférieure, chargée de culpabilité : il se conduit comme si son idéal du moi était identique à lui-même, et il attend de tous les autres qu’ils reconnaissent ce statut. »
Lacan reprend cette notion d’identification imaginaire, « véritable mécanisme de compensation imaginaire de l’Œdipe absent »5Jacques Lacan, Les psychoses, Paris, Le Seuil.
à partir de ces textes d’Helen Deutsch.
Le « comme si » ne délire pas, il fait délirer le monde autour de lui : « Le monde réel de la personne « comme si » est identique à la construction délirante du schizophrène ».
Ce refus de l’affrontement œdipien aboutit donc à un Moi caméléon hyper adapté, en fusion mimétique avec chaque interlocuteur. Ces identifications instantanées font suppléance et lui évitent la psychose.
Pour « l’édification de ponts entre la psychanalyse et la médecine légale », éclairer le comportement antisocial pour améliorer la « connaissance du criminel et du crime », Karl Abraham (1925) nous relate l’histoire d’un chevalier d’industrie 6Karl Abraham (1925), Histoire d’un chevalier d’industrie, Œuvres complètes II, Payot, Paris. (escroc) à la lumière de la psychanalyse, un comportement antisocial suivi d’un total revirement, un «grand renversement » grâce à une « guérison par l’amour » et la réparation de la situation familiale de départ de déprivation, de « famine affective », tant œdipienne que narcissique, constitutive d’ « un surcroit de haine et de colère».
Pour Jean-Claude Romand, il y a surement eu illusion amoureuse, accès à l’objectalité, au sexuel, juste avant une cruelle déception, l’échec de ce qu’il a cru être ce «grand renversement ». « Comme par miracle », écrit Karl Abraham à propos de son cas clinique. Pour Jean-Claude Romand, ce fut la bascule dans l’horreur. « Jamais été un coup au lit » relate Emmanuel Carrère sur ce qui se disait de lui au procès. « Physiquement ce n’est pas encore exactement ça » est-il dit par sa maîtresse dans la pièce.
Des éléments épars, dans la bouche de différents personnages, de la pièce permettent encore de mieux cerner la personnalité de Jean-Claude Romand comme l’évocation des hirondelles qui volent très très haut et ne cherchent qu’une chose, l’extase.
Mitch Hopper fait de Jean-Claude Romand un homme « nul », il avait pourtant toutes les capacités intellectuelles pour réussir.
Jean-Claude Romand suggère à Emmanuel Carrère d’adopter le point de vue de ses chiens successifs. « Tout au long du procès, les chiens de sa vie ont réveillé chez lui des émotions intenses. » « Quand vous aviez des joies ou des peines, est-ce que votre confident n’était pas votre chien ? » lui demande son avocat au procès. On peut supposer chez Jean-Claude Romand une sorte d’identification au chien, domestique, fidèle et soumis. Au cours du procès, l’évocation de l’assassinat de son chien lui arrachera des cris à glacer le sang témoigne l’écrivain Emmanuel Carrère dans l’Adversaire.
Quand le père de Jean-Claude Romand a été évoqué au procès, la scène du chien a recommencé.
D’une voix aigüe de petit garçon, il a gémi : « Mon papa ! Mon papa. »
Mitch Hooper met un doute sur la paternité biologique des enfants.
JEAN Je suis le père biologique.
CAROLE Mais comment pourrais-tu être le père ? Tu sais bien que c’est impossible.
Le déni de sa propre identité semble être le motif principal des actes de l’imposteur. Le nom-du-père ne peut être mobilisé.
L’imposture, tout comme la personnalité « comme si », seraient des suppléances.
L’échec de l’identification au père contraint le moi à des identifications imaginaires.
Dans un mot d’adieu laissé dans sa voiture, longuement analysé par Emmanuel Carrère, Jean- Claude Romand écrit : « Un banal accident, une injustice peuvent provoquer la folie. Pardon Corinne, pardon mes amis, pardon aux braves gens de l’association Saint Vincent qui voulaient me casser la gueule. »
Ce mot d’adieu récapitule la perte en chaîne des suppléances jusqu’à la décompensation psychotique sur le mode paranoïde. La psychose ordinaire, l’armature conformiste volent en éclats.
Selon Freud et Karl Abraham, tuer est égal à sauver. D’emblée le mobile des crimes a été établi comme la crainte d’être démasqué, la volonté d’échapper à la honte et à l’humiliation. Cet homme, abrité derrière la carapace de son faux self aura vécu de cavalerie de « moi » d’emprunt et de cavalerie financière. Un jour, il va massacrer toute sa famille afin d’échapper à la mort psychique, le meurtre réel comme seule alternative à l’impossible meurtre symbolique : « si on marche sur un interstice on passe à travers, on est aspiré par le vide, happé par le néant, et on tombe, on tombe à jamais, une chute sans fin dans un abîme sans fond. »
A partir de Helene Deutsch, Karl Abraham et Jacques Lacan, on peut émettre l’hypothèse d’une tentative de sortie du narcissisme au moment du massacre : tuer son image idéale en chacun des membres de sa famille en une sorte de suicide collectif et accéder à la réalité et à l’amour d’objet.