L’inconscient 1Autour de la pièce : Il n’y a pas de Ajar de Delphine Horvilleur est-il structuré comme un langage comme l’écrivait Lacan ? Jacques a dit oui. Nous disons : peut-être. Cependant, nous en sommes convaincus, le destin de l’inconscient est de s’exprimer. Production après production, l’inconscient ne cesse de parler. Et pour parler, il entend bien se faire entendre.
La pièce tirée du livre de Delphine Horvilleur, Il n’y a pas de Ajar nous invite à l’écouter. Nous voici sur la scène même de l’inconscient, celle que Freud nommait l’autre scène, la scène du fantasme, celle des identifications. Des bâches en plastiques noirs figurent l’étrange, l’Éden, les limbes, l’empyrée, mais aussi ce dont il convient se débarrasser, sacs poubelles. Des totems vitrés habitent le lieu. Ils sont des miroirs fins et distribués erratiquement ; ils figurent les identifications et les narcissismes. . Des flashes de lumière enfin notifieront les instants des secousses de l’Unheimlich.
Et ça parle. Ça n’arrête pas de parler. Sans pause, sans respiration. La comédienne magnifique Johanna Nizard possède cette verve, ce talent. Cette fougue.
Le désir
Mais ça dit quoi ? ça parle de quoi ? Du désir bien sûr, mais lequel ?
L’erreur formelle répandue chez ceux qui s’attachent à l’étude des textes est de vouloir repérer et expliciter le désir des personnages, cependant que ce sont des êtres de fiction. On s’interroge sur les désirs secrets de Tartuffe ou de Johannes Rosmer. Lorsqu’on procède ainsi, on se trompe, on trompe et on se perd. Il n’y a d’autres inconscients que ceux bien réels des êtres propriétaires d’une biologie. les seuls inconscients qui nous occupent sont les nôtres, spectateurs, et avant lui celui du ou des comédiens, et avant eux encore (et en principal) surtout celui de l’auteur, ici une autrice, une rabbine.
Les poncifs
Un metteur en scène célèbre m’avait confié que les poncifs sont les meilleurs amis du dramaturge car ils signalent le point de départ de l’intrigue. Une ligne de départ intelligible et promptement acceptable par le spectateur. La force d’un texte mis en espace et sa vertu sera de quitter, à la bonne vitesse, cette ligne de départ de sorte qu’en s’éloignant des poncifs, la représentation parvient à dire du nouveau. Le voyage inverse, on l’imagine bien vite, est un désastre.
Dans Y a pas de Ajar, ceux qui pratiquent la synagogue, la pensée juive, sa rhétorique et son humour auront détecté quelques lieux communs, quelques poncifs cent fois entendus. Ceux-ci s’autoriseraient à s’en plaindre. Cependant, nous leur répondrons que le patrimonial, et donc le ressassé, impose sa place dans cette pièce au titre même de l’âme de son autrice. N’est-ce pas l’âme même d’un rabbin que d’enseigner ce que lui a enseigné ses maitres et leurs maitres avant eux, depuis Moise le bègue avec son double Aaron ou depuis Abraham aux deux vies, aux deux noms ? Nous pourrions ajouter, pour s’en convaincre, qu’en hébreu transmission et tradition possède la même racine.
Mutatis mutandis, le texte accouche d’un inédit. S’éloignant de sa ligne de départ, Delphine Horvilleur nous fait cheminer loin. Son texte posséde un parcours, au sein duquel l’inconscient, lieu de toutes les identifications, s’explique 2Freud, dés 1910, invoque les exemples d’hermaphrodisme pour postuler de l’hermaphrodisme psychique. Il révolutionne pour toujours notre rapport à la dialectique homme femme en proclamant avec courage que nous sommes tous bisexuels, chacun vivant son genre géolocalisé par un processus inconscient sur une large palette où l’hermaphrodisme psychique est la règle. Enfonçant le clou, Freud découvre aussi que l’identité sexuelle est le résultat d’un processus d’identification. Nous ne sommes pas femme ou homme, nous nous identifions à notre sexe. . Il nous donne à penser.
La comédienne joue un homme, puis une femme, ensuite un homme encore. Avec un humour assuré, les identifications se succèdent, parallèlement aux métamorphoses de la comédienne (impressionnante !). Au milieu des pylônes en miroir, car le narcissisme est là lorsque, et c’est le cas dans le texte, l’identification 3Freud 1917, Deuil et mélancolie (1917) , Le moi et le ça,( 1923). J. Lacan (1962-1963), Le séminaire livre X, L’angoisse.est identification au désir de l’Autre.
Ainsi, la pièce ressemble à une séance de psychanalyse dans laquelle le personnage (truchement de l’auteur) serait le patient. Son inconscient à ciel ouvert, il/elle sera alternativement auteur, créature, Ajar, Gary, goy, juif, antisémite, juif de l’antisémite, l’antisémite du Juif, le goy du Juif et le Juif du goy. Il sera parfois son psychanalyste. Car nous sommes tous un peu de tout cela en même temps ou alternativement. Nous sommes tous des psychanalystes juifs, … mais pas que ! Ainsi, le personnage parcourt ses propres évidences, ses fausses croyances, postulats ou contingences. Du moins par identification.
Idéal du Moi et Moi idéal
Si un homme qui se croit un roi est fou, un roi qui se croit un roi ne l’est pas moins (Jacques Lacan)
Lorsque Freud introduit le narcissisme à sa théorie, il explique comment l’idéalisation du moi bloque la libido vers un objet (le moi) modifié, ce qui empêche autant le refoulement que la sublimation. La psychanalyse pose là combien la pathologie narcissique identitaire est une impasse sectaire qui retranche le sujet de l’universel et donc de son désir lui-même. Sans nouveauté, pas de noviciat et sans sublimation, aucun routage vers l’autre.
La pièce imagine le chemin parcouru entre les associations libres d’un sujet qui court, identifications après identification après une identité fixe, radicale et excluante. Il se cogne contre un narcissisme fascisant (et ridicule) et abouti à l’humilité de celui qui a compris que les identifications valent pour ce qu’elles sont, utilitaires, autonomes et changeantes.
Lors du débat, Delphine Horvilleur révélait qu’un psychanalyste célèbre l’avait lors d’une rencontre, félicitée d’avoir été bien psychanalysée. Son travail talmudique et l’étude juive de la bible qui consiste à interpréter sans cesse a remplacé une cure qu’elle n’a jamais entreprise. Sont venus aussi ses lectures de Freud 4Le rabbin et le psychanalyste, L’exigence d’interprétation, Delphine Horvilleur, Hermann 2020 mais peut-être aussi de René Roussillon 5René Roussilon, Agonie clivage, symbolisation, Paris PUF 1995 qui explique clairement : les souffrances narcissiques identitaires ne relèvent pas du refoulement – car certains pans de la vie psychique ne sont pas représentés ni intégrés dans la trame de la subjectivité –, mais du registre du clivage. (la folie wokiste!)
Delphine Horvilleur a compris que nous ne sommes pas que cela. Et son texte devient manifeste.
Le rêve
Il existe un lien entre le rêve et le théâtre. Le rêve est présent dans le théâtre sous formes de rêveries ou d’hallucinations. Les deux discutent avec notre imaginaire.
Le premier lien entre le rêve et le théâtre est une contribution. Les rêves ont précédé les contes, les contes ont précédé les pièces de théâtre. Des jeunes filles inquiètes d’un supposé ou avéré désir de leur père ont rêvé se déguiser en bête pour lui échapper et le rendre démuni. Ces jeunes filles ont rêvé tout cela bien avant qu’une Peau d’Âne se raconte dans les foyers puisqu’un écrivain s’en empare. Dernière étape, la nouvelle de Perrault donna lieu à des adaptations au théâtre.
De la même façon, on imagine que de nombreux fils ont rêvé d’être visités par leur père mort avant que ne soient publiés et mise en scène Dom/don Juan, Hamlet ou Fanny et Alexandre.
Les rêves nocturnes, les rêveries diurnes resteront une source d’inspiration intarissable pour les auteurs et les metteurs en scène. A contrario, et ceci est la deuxième relation entre rêves et théâtre, les pièces lorsqu’elles nous touchent deviennent du matériau pour nos rêves. Dans un effet retour, certains d’entre nous se sont autorisés à rêver de leur père mort après une représentation de Hamlet, ou de venger dans un rêve thérapeutique et de bravoure un père humilié dans la journée. Le circuit entre rêve et théâtre se pratique dans les deux sens.
Il n’y pas de Ajar est un exemple réussi de cette proximité et de cette réflexivité. Nous sommes au centre de l’onirique. Dans ce rêve éveillé, le théâtre s’origine du récit biblique qui s’origine du rêve de transcendance multimillénaire de l’homme. Dans une boucle inversée, le récit biblique nous inspire aujourd’hui, déclenche, par la représentation elle-même, des rêveries.
Le rêve et le théâtre fabriquent ici le lien analogique dont parle Lacan lorsqu’il écrit, le théâtre est une présentification de l’inconscient. Il y a un échange continu entre l’inconscient de la comédienne et celui des spectateurs. Johanna Nizard possède ce talent : elle hypnotise, elle affaiblit nos défenses et censures afin que nos inconscients plus proches communiquent.
Les applaudissements si bruyants remettront, à la fin, un peu d’ordre dans tout cela ! La pièce se présente comme formidable, car elle ne peut finir sans ce tapage, sans ce réveil de ce qui ne serait qu’un rêve ?
Le désir de l’autrice
Que savoir du désir de l’auteur ? Osons l’interprétation la plus captivante : la contamination du witz. Son désir le plus visible est certainement celui de transmettre et de partager son savoir. Il vient avec la jouissance du signifiant. Il n’est pas un hasard d’entendre Delphine Horvllleur racontait à son public lors du bord plateau la blague de la flèche (vidéo) car Delphine Horvilleur adore pratiquer le witz.
Au-delà de son manifeste, Delphine Horvilleur est un passeur, un transmetteur, un directeur de consciences. Ce désir-là fut accueilli sans aucun doute. À la suite de la représentation, une séance de dédicaces a formé une longue file de ceux qui ne devaient partir sans le texte en main, pour le lire et le relire encore, désir du lecteur.
Cette contamination du désir fut observable à l’intérieur de la pièce elle-même. Les metteurs en scène ont inventé une façon toute particulière de symboliser la circoncision. Ils ont emprunté par contagion consciente/inconsciente les traits de l’auteur qui sont le witz, le jeu sur les signifiants et l’humour d’autodérision autour de l’antisémitisme. Et ceci est délicieux.
Pour illustrer la circoncision, la comédienne a choisi de se couper le nez, et de faire suinter le faux sang sur son visage. A-t-elle pensé à la circoncision des nouveaux nés mâles, au nez juif comme attribut racial et raciste, à l’accusation faite aux Juifs d’utiliser le sang des nouveaux nés non juifs ?
Peut-être. Mais nous en sommes convaincus : Delphine Horvilleur nous a refilé son désir de contagion par le witz. (que certains psychanalystes nomment en séance l’érotisation du moi, d’autres la poétique du sujet, et qui n’est rien d’autre que de l’amour).
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